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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/833

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développement extraordinaire intéresserait un phrénologue ; son regard limpide exprime une bienveillante investigation, sa voix douce et basse semble faite pour prononcer des paroles de sagesse et de bonté. Dans l’aimable retraite de North-Bank, où nous a introduits Mme Field, ont été enfantées telles études fortes et délicates à la fois de la vie humaine qui placent George Eliot à la tête des romanciers de son pays, de ceux-là du moins qui ont survécu aux Dickens et aux Thackeray, aux Brontë et aux Gaskell. Sans parler d’Adam Bede, un chef-d’œuvre, — le Moulin dans la prairie, Silas Marner, Middlemarch, en dépit de quelques défauts systématiques, offraient des beautés hors ligne de style et de conception, jointes à une louable et constante recherche du vrai.

C’est parce que nous estimons sincèrement le caractère aussi bien que le talent de George Eliot qu’il nous est permis de nous étonner du mode de publication adopté pour ses derniers ouvrages. Pendant huit mois consécutifs, Daniel Deronda, dont le dernier tome vient de paraître, a occupé la critique anglaise, plus prodigue, on le sait, de louanges faciles que de jugemens sérieux. Chaque mois voyait surgir un nouveau volume avec l’annonce de celui qui devait suivre. Il est clair qu’un pareil système ne peut que nuire à l’intérêt, à l’unité de l’ensemble et favoriser le défaut capital d’un écrivain qui ne connaît pas l’art difficile de se borner. Comme peintre de portraits, George Eliot est incomparable, et elle s’entend aussi, — plus que jamais elle vient de le prouver, — à faire naître, à conduire une situation dramatique : la multiplicité des détails et des comparses, l’abus de réflexions philosophiques et de comparaisons scientifiques sont donc chez elle inexcusables ; elle est assez riche pour dédaigner ce remplissage. Ceci posé, convenons que Daniel Deronda, malgré de désolantes longueurs, est en Angleterre l’événement littéraire de l’année. On y retrouve toutes les qualités que nous avons l’habitude d’admirer chez son auteur et un progrès sensible en outre : l’idée fixe de peindre, sans en omettre une seule, les tares et les verrues de notre pauvre humanité, afin de ne jamais donner le pas à ce qui devrait être sur ce qui est, la tendance au réalisme, en un mot, s’accuse beaucoup moins que dans de précédens ouvrages. On trouvera même que personnellement Daniel Deronda est digne de rivaliser avec le héros le plus idéal de George Sand. Nous n’avons affaire cette fois ni à un ouvrier, ni à un paysan, ni même, dans une classe plus élevée, à un homme ordinaire « menant la vie de tous les jours. » Deronda est un être d’élite placé dans des circonstances exceptionnelles. Pour donner une idée juste et complète de ces circonstances, nous ne pouvons mieux faire que de suivre pas à pas la marche du roman, au moins pendant les premiers volumes, où toute l’émotion est concentrée.