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C’est comme un coup de théâtre. Le nez du brigadier s’allonge, le maître d’école pointilleux s’esquive, les regards s’adoucissent et les rumeurs s’apaisent. — Tristan s’est hâté de renouer connaissance avec sa Franceline si merveilleusement retrouvée. Il ne nous avait pas trop vanté le charme de sa personne, et, bien que depuis longtemps sa trentaine soit sonnée, elle est restée jolie: grande, svelte, les cheveux bruns lissés en petits bandeaux, elle a de longs yeux noirs, un teint blanc, et les deux fossettes décrites par Tristan se marquent encore sur ses joues au moindre sourire des lèvres.

Elle accueille les remercîmens expansifs de son ami d’enfance avec une réserve embarrassée, et alors je remarque auprès d’elle un homme déjà mûr, ayant la tenue correcte d’un ancien militaire et qui me fait penser à l’honnête et méthodique Albert, ce mari de la Charlotte de Goethe. C’est en effet le mari de Franceline, et sa présence jette naturellement un froid sur cette réunion de deux amoureux qui ne se sont pas vus depuis vingt ans. La raideur cérémonieuse de l’époux intimide Tristan, qui n’ose plus rappeler le temps passé. Franceline elle-même semble mal à l’aise; mais sa physionomie laisse deviner son émotion contenue, et ses yeux noirs racontent mélancoliquement ce que ses lèvres sont forcées de taire. Pourtant, lorsque son mari lui fait remarquer qu’il est tard, elle tend affectueusement la main à Tristan. — Nous sommes, dit-elle, en visite chez notre oncle, à la maison forestière des étangs de Buisine; si vos promenades vous mènent de ce côté, n’oubliez pas de venir nous voir. — Et elle part. Tristan, adossé au tronc du pommier, la regarde fuir sur la route, appuyée au bras de son maître et seigneur...

Je me rapproche alors de notre brigadier et je lui fais un bout de morale sur l’inconvénient de prendre des moulins à vent pour des géans et des promeneurs inoffensifs pour des Prussiens. — Que voulez-vous? répond le brave homme un peu décontenancé, il ne faut pas vous offenser... Tous les gens vous accusaient de parler allemand, et votre ami a un si drôle de costume!.. Ma fi, nous faisions notre devoir. Si nous vous avions arrêtés et si vous aviez été réellement des Prussiens, savez-vous que ça aurait été une bonne note pour le pays?

— On vous aurait peut-être décoré? dit le Primitif, qui a terminé son étude et qui se retourne d’un air gouailleur vers le garde; je suis sûr qu’au fond vous regrettez que nous ne soyons pas des Prussiens ?

— Ma fi, messieurs, bien sûr. C’aurait été tout de même un honneur pour le pays.