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la lumière annoncée par Everard commence à percer la brume; un chien aboie; nous nous dirigeons de son côté et nous distinguons une petite croisée à travers laquelle brille le lumignon d’une lampe. Encore quelques pas, et la maison forestière, — car c’en est une, — dresse devant nous sa façade blanche et son toit en colombage. Nous poussons la barrière d’un potager et nous heurtons timidement.

Une porte s’ouvre, — et c’est Franceline elle-même qui vient au-devant de nous et nous sert d’introductrice. Nous sommes chez son oncle, le garde de la forêt de Beaulieu. Nous lui racontons comment nous nous sommes fourvoyés en cherchant la Gorge-au-Diable. — Asseyez-vous, messieurs, dit le forestier, et chauffez-vous, car la soirée est fraîche... À cette heure, vous ne trouverez plus rien à manger à Futeau ; nous allions justement nous mettre à table, et vous partagerez notre souper.

On nous a fait une bonne flambée et nous nous sommes assis sous la cheminée, en face de Franceline, qui déshabillait son plus jeune enfant, tandis que deux autres garçons s’amusaient à édifier un château de cartes. Le mari est rentré sur ces entrefaites, et après un premier mouvement de surprise, il nous a cordialement tendu la main. La glace était rompue, la femme du forestier a posé sur la table une marmite pleine de pommes de terre fumantes, et nous nous sommes mis à table.

Tout en arrosant de claire piquette les pommes de terre rissolées et farineuses, on a reparlé du pèlerinage.

— Il paraît, a dit le garde, qu’il n’y avait pas grand monde; tous les ans le nombre des pèlerins diminue... Si vous voulez voir, la vraie fête de saint Rouin, il faut venir ici le lundi de la Pentecôte; alors il y a Un rapport auprès de l’ermitage; on goûte sur l’herbe, on danse dans le pré, c’est plus gai et il y vient souventes fois deux mille personnes.

La conversation ne tarissait plus. Tristan et Franceline restaient seuls silencieux. Ils ne semblaient pas encore remis de l’émotion de cette rencontre inattendue, et l’ombre du temps passé, qui venait de ressusciter pour eux, suffisait à occuper leurs esprits. Peut-être aussi constataient-ils mutuellement les métamorphoses inévitables que vingt ans produisent au dehors et au dedans de nous? En tout cas, leur pensée était mélancolique et attendrie plutôt que joyeuse, car leurs yeux restaient rêveurs, et parfois un soupir passait sur leurs lèvres. De temps à autre, Tristan caressait le front de l’un des bambins, assis entre lui et Franceline; celle-ci, à son tour, prenait la tête de l’enfant et y déposait un baiser. Cet heureux bambin était comme une sorte de jeune dieu Terme, à