Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/366

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous dit : « Vous pouvez avoir raison ; mais je sens que c’est comme je vous ai dit, rien au monde ne m’enlèvera cette idée, et ne me prouvera le contraire. » Cette aliénée, en disant je sens et non je sais, se servait d’une expression remarquable par son exactitude. Elle n’invoquait pas l’évidence matérielle par la perception, ni l’évidence intellectuelle par des preuves raisonnées, mais le témoignage de sa nature instinctive, de sa conscience, de sa manière de sentir, le plus puissant sur l’esprit de tous les témoignages; aussi en disant : rien ne me prouvera le contraire, elle sent qu’aucune preuve ne pourrait lutter contre le témoignage de sa passion lypémanique de crainte et de défiance. »

Sentir et savoir sont en effet choses fort différentes; sentir appartient à l’ordre des facultés affectives; savoir, à celui des facultés intellectuelles. L’esprit, tout entier à la passion, n’entend plus les protestations de l’évidence rationnelle; mais celle-ci ne disparaît pas pour cela : les facultés qui se révèlent à l’esprit n’ont subi aucune perversion; proprement, la raison n’est pas détruite, elle est seulement submergée par la tempête de la passion, toujours prête, si celle-ci s’apaise, à reprendre son naturel empire. Parfois même elle est sur le point de triompher; une lutte terrible s’engage alors, dont l’esprit du malheureux fou est en même temps le théâtre et la victime; mais un fait purement intellectuel comme l’évidence ne peut modifier instantanément l’état morbide du cerveau qui produit l’exaltation de la passion, et celle-ci, puisant une énergie nouvelle dans la contradiction même, rétablit bientôt l’entière domination de l’idée délirante qu’elle s’est créée pour objet. Un remarquable exemple de ces alternatives se trouve dans cette histoire que raconte M. Baillarger, et que nous empruntons à M. Maudsley.

« Lorsque M. Trélat fut chargé de la direction provisoire de Bicêtre, il s’y trouvait un malade qui croyait avoir résolu le problème du mouvement perpétuel. Après avoir vainement employé tous les argumens dont il put user pour chasser cette imagination, l’idée vint au médecin que la grande autorité d’Arago aurait le salutaire effet de convaincre cet individu. Arago, s’étant fait donner l’assurance que la folie n’était pas contagieuse, consentit à combattre cette idée fixe. On conduisit le fou dans son cabinet, où M. A. de Humboldt se trouvait par hasard. Quand le pauvre homme eut reçu de la bouche d’Arago la démonstration positive et convaincante de son erreur, il fut, pour ainsi dire, stupéfié; puis, versant d’abondantes larmes, il se mit à pleurer la perte de son illusion. Le but qu’on s’était proposé paraissait atteint; mais M. Trélat et son malade n’avaient pas fait vingt pas dans la rue, que celui-ci, se tournant vers le médecin, lui dit : « C’est égal, M. Arago se trompe, et c’est moi qui ai raison. »