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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/39

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et de l’épouse, on y trouve des études, des analyses, des révélations qui vont au cœur et que la psychologie la plus exacte peut revendiquer comme faisant partie de son trésor. Eh bien, dans ces fictions charmantes qui parcourent si librement toute la gamme des émotions et toute la série des scènes possibles, vous chercheriez en vain la situation que nous présente le roman de la reine Victoria. La réalité est ici bien supérieure à l’idéal, l’histoire va plus loin que la poésie. Vous avez rencontré souvent dans les peintures intimes du foyer anglais le tableau de la jeune femme qui voit surtout dans l’amour une force morale, qui s’attache à la personne aimée pour la soutenir, pour l’élever, pour l’aider à monter toujours plus haut ; où trouveriez-vous le tableau d’une femme tourmentée dès le premier jour par l’idée que son mari n’aura jamais complètement auprès d’elle le rang que devrait lui assurer la supériorité de son intelligence et de son cœur ? Tel est le tourment de la reine, telle est la situation douloureuse qu’elle nous a retracée elle-même dans les confidences des Early years, avec un mélange de réserve et de passion où se révèle véritablement une belle âme.

Le chapitre XIV des Early years porte ce titre : Première Année de mariage, et les premières pages de ce chapitre sont intitulées : la Position du prince[1]. Voilà bien le résumé de cette touchante histoire : dans cette lune de miel de Windsor, au milieu des enchantemens et des félicités, la grande affaire de la reine, c’est la position de son époux. Le prince doit-il rester absolument étranger aux choses politiques ? Cette question en renferme plusieurs autres, et, suivant les réponses diverses qu’on peut y faire, il en résulte pour le prince un système de vie complètement dissemblable. Au mois de mai 1840, trois mois après son mariage, le prince écrivait à M. de Löwenstein, son ancien condisciple à l’université de Bonn : « Je suis très heureux, très satisfait, mais il y a une difficulté à ce que je tienne ma place avec la dignité convenable, c’est que je suis simplement le mari, je ne suis pas le maître de la maison. » En effet, toute la difficulté est là. Le prince Albert ne peut être roi, cela est bien évident, il ne sera jamais dans l’ordre politique que le premier sujet de la reine. Doit-il pour cela renoncer à être le maître de la maison ? That is the question. C’est toujours sous une autre forme le dilemme d’Hamlet : être ou ne pas être. Si le mari n’est pas en même temps le maître de la maison, il n’est rien, il est moins que rien, il est privé de cette dignité que la loi comme les mœurs reconnaissent aux plus humbles. En Angleterre, encore plus qu’ailleurs, charbonnier est maître dans sa maison.

  1. First year of Marriage, — The Prince’s position.