Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/699

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne lui inspirent ni haine, ni envie, rien que du respect ; il s’incline devant leur supériorité. Que la Landwehr ou la Landsturm le réclame, il quittera ses travaux sans murmure ; il reste toujours soldat dans l’âme ; mais les vertus militaires ont leur revers, elles sont incompatibles avec l’initiative. L’Allemand fait le meilleur de tous les colons parce qu’il est frugal, patient et courageux, et parce que la fiévreuse activité américaine l’entraîne dans son tourbillon ; chez lui, au contraire, il flâne, il s’engourdit, il s’abandonne à une apathie léthargique dont il ne sort que si un surveillant, un exploiteur le réveille, le secoue à chaque minute et avec rudesse. Il est habitué à voir tous ses actes épiés, dirigés, contrôlés, et nous ne parlons pas ici de l’homme du peuple seulement : le régime militaire prussien est implacable et maintenant il s’implante partout. Un officier allemand n’est libre ni dans ses amours, ni pour son mariage ; au temps des villes de jeu, il n’avait pas le droit d’aborder le tapis vert, et plus d’un jeune officier a été relégué dans quelque triste dépôt de la frontière pour avoir compromis par ses attentions une demoiselle de haut rang. Voici donc unis, le cautionnement payé, le guerrier et la ménagère, et il ne faut pas croire que les considérations d’argent soient étrangères à leur mariage : si l’Allemand est sentimental, il ne manque pas de prévoyance. Entre le mari et la femme, la disproportion est affligeante sous tous les rapports, et on ne peut s’étonner de ce fait dénoncé par Heine : le mariage allemand n’est pas un mariage. Le mari n’a pas une femme, il a une servante, et il continue d’isoler sa vie intellectuelle au sein de la famille.

Il monte en grade, il arrive à la Chambre, au ministère, mais pour elle il n’y a pas de promotion : la colonelle continue de pétrir des gâteaux, la conseillère ne dédaigne pas d’étendre le linge. Monsieur va au club, au théâtre, il ne rentre que pour manger et dormir ; alors de quoi parlera-t-on ? Madame ne s’intéresse qu’aux choses de son ménage, aux bruits de son petit cercle féminin, elle ne lit pas les journaux, et de cela ne la plaignons pas, car la presse quotidienne allemande avec son verbiage vide, boursouflé, stupidement agressif, est inférieure encore à ce que le journalisme moderne a produit de plus médiocre, les gazettes américaines.

Heureusement le mari ne dédaigne pas d’être initié au prix du beurre et de la choucroute, il tient même à le connaître ; rien, n’échappe à son autorité ; il est le roi, sa femme n’est que le premier ministre. Plongé dans son fauteuil, une pipe à la bouche, il écoute les rapports qui lui sont humblement présentés. Et ne croyez pas que cette humilité la femme ne l’apporte que dans ses relations avec son mari ; elle est déférente avec toute l’espèce masculine, ne s’attend pas aux hommages que ses pareilles en d’autres pays