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ornent les vergers bénis de la Podolie. Il y avait seulement sur cette pomme une petite bosse, le nez, et au-dessus deux trous longuement fendus avec deux points noirs et brillans, les yeux, puis au-dessous une très large ouverture sur laquelle pendait un rideau blanc, la bouche et les moustaches. La pomme pleine et rubiconde me regarda en souriant, le rideau blanc tressaillit d’une façon étrange, et puis-je me sentis étreint par deux poignes de géant et secoué à en perdre l’ouïe et la vue. C’était le premier salut de mon compère Ivon. Alors nous prîmes place tous deux à une énorme table de bois dans la salle commune, bien fraîche, et Moschko apporta une bouteille en sautillant : — Du tokay ! du vrai tokay, ma parole d’honneur ! — Et voilà que nous nous oublions à bavarder sur ce tokay, qui était bien le vin le plus aigre que Dieu eût fait pousser entre le Danube et les Carpathes. C’est en cette circonstance que je fis vœu de devenir son biographe et que je recueillis les matériaux nécessaires.

— Figurez-vous, monsieur le bienfaiteur, m’avait dit Ivon en se lamentant, que je vois partout des souris, rien que des souris… C’est une maladie, et les gens prétendent que c’est le schnaps qui la donne. Je vous en prie, qu’y faire ? Vous venez de Vienne, monsieur le bienfaiteur et vous avez lu dans les livres.

— Mais je ne suis pas médecin. Je gagne ma vie d’une autre manière. J’erre de côtés et d’autres en notant ce que j’entends et ce que je vois.

— C’est singulier ! s’écria Ivon. Que de nouveautés dans ce temps-ci ! On entend parler tous les jours d’une autre invention, d’un autre métier. Tenez, le fils de Schmilko Rosenzweig, de Barnow, eh bien ! il a fait raccourcir son caftan, et maintenant tous les jours, à Vienne, il va passer deux heures dans une grande salle où il n’y a que des juifs ; là il crie et il griffonne quelque chose sur un petit morceau de papier, et ainsi il devient riche. Voilà encore, par exemple, Xavier, le fils du sacristain,… c’est-à-dire,… vous me comprenez,… de qui est-il le fils ?… enfin ! un vaurien fini. Le pasteur, ne sachant plus qu’en faire, le chasse, et puis tout à coup le bruit court que notre Xavier est à Lemberg, qu’il est devenu un seigneur, qu’il porte des gants, un feutre fin sur la tête, qu’il fume toute la journée, non pas une pipe, entendez-vous, mais des cigares, de bons cigares à deux Kreutzers, ni plus ni moine qu’un comte. Et comment gagne-t-il tant d’argent ? À flâner toute la journée ! Seulement le soir il se barbouille la figure de blanc et de rouge, à la façon de Mme notre comtesse, il met des habits de fou et il s’en va dans une maison où il y a beaucoup de monde. Devant tous ces gens-là, il est amoureux ou ivre, c’est-à-dire, hé ! hé ! hé ! il fait