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décapitations par an. On emporte les corps, qui sont rendus à la famille quand elle les réclame ; quant aux têtes, on les laisse sur place. En parcourant ce lieu sinistre, je trouve des crânes à tous les degrés de décomposition, depuis l’os dénudé qui remonte à quelques mois jusqu’à la face violacée qui atteste une récente exécution. Les chiens errans et les oiseaux du ciel se partagent cette triste proie ; quelquefois une tête disparaît tout à fait. Les touristes à l’imagination facile mettent dans leurs notes qu’elle a été mangée, et finissent même par se persuader à eux-mêmes qu’ils ont assisté à ce repas d’Ugolin ; il est plus probable que les parens viennent soustraire les traits de leur frère ou de leur cousin à cette suprême injure de l’exposition publique. Il est (j’en ai connu) des amateurs décidés du pittoresque qui ont emporté une tête à titre de souvenir. Mais la mort dans ce qu’elle a de plus hideux est moins laide que la dégradation bestiale dont le spectacle m’attend dans les bouges sans nom où l’on trouve les fumeurs d’opium, la débauche, le jeu, les existences à jamais flétries et désespérées, la lie, en un mot, d’une population de grande ville. Ah ! mes neveux, mes neveux ! Si vous n’êtes des ingrats, vous me saurez gré d’être entré, pour pouvoir vous en parler, dans ces infâmes repaires, où l’air manque, où la lumière vacille faiblement dans une atmosphère méphitique, où la main, cherchant à tâtons un mur où s’appuyer, craint de se souiller à cette crasse épaisse et visqueuse qui couvre tout, et d’où l’on s’enfuit bien vite comme d’un épouvantable cloaque. Et cependant chaque soir cela s’illumine, se remplit de monde ; on s’habille, on se farde, et des gens y festoient au son d’une musique infernale !

Je vais chercher un peu d’air sur la rivière, où je visite les canonnières du vice-roi de Canton, commandées, l’une par un Anglais, les deux autres par deux capitaines au long cours. Ici quel contraste, quel ordre, quelle netteté sur ce joli navire, où trois Européens attachés au service du vice-roi commandent un équipage chinois. Le gouvernement de la province fait du reste de grands sacrifices d’argent pour le service militaire. Je vois décharger, par des moyens fort primitifs, des pièces de 16, de 19, de 24. On me parle d’une acquisition de 500,000 cartouches faite chez l’un de nos plus célèbres fabricans ; mais, quand les cartouches furent mises à l’essai, on obtint cinq ratés sur dix coups, et la commande fut refusée. Voilà comment le commerce français entend l’exportation ; connaissant fort mal les contrées lointaines, nous nous figurons volontiers qu’on n’y sait pas distinguer un bon produit d’un mauvais, et nous y envoyons des objets de rebut qui nous ferment le débouché en nous ôtant la confiance de gens qu’on ne trompe pas deux fois. Du reste, ce n’est pas l’armement seul de l’armée qu’il faudrait changer, c’est aussi son organisation, c’est son instruction. Il lui manque