Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Philippines est en de mauvaises mains, celles d’un clergé ignorant et despotique, dont ni la capitainerie générale, ni la métropole ne peuvent écarter l’influence. Outre la prédominance qu’il a toujours exercée en Espagne, le pouvoir clérical a ici, sur l’autorité laïque, une supériorité qui résulte de sa permanence. Tandis que les archevêques conservent leur siège à vie, les gouverneurs sont remplacés arbitrairement à chaque changement de règne et de cabinet; chaque révolution de la métropole amène une nouvelle génération de fonctionnaires, trop-plein rejeté par les ministères, ignorans des choses de la colonie, et d’autant plus pressés de faire fortune, qu’ils savent d’avance qu’ils n’en ont pas pour longtemps. Tout ce monde s’occupe fort peu des intérêts locaux et laisse faire volontiers ceux que l’esprit de corps pousse à se tenir plus au courant, — 68 capitaines généraux se sont succédé à Manille pendant le même temps que 22 archevêques! D’ailleurs il ne faut pas oublier que le pays tout entier est dans les mains du clergé, qui l’a, pour ainsi dire, conquis par ses efforts persévérans, et n’entend pas jouer le rôle de Raton : un signe du clergé, et la soumission des Tagals se change en rébellion; ce n’est pas l’armée des Philippines, composée elle-même uniquement de soldats tagals commandés par des officiers dont plusieurs sont indigènes, qui donnerait en ce cas beaucoup de sécurité au gouverneur laïque. A y regarder de près, la réforme soulève donc d’aussi graves difficultés que le statu quo. Il ne suffit pas, pour l’accomplir, de la vouloir; il faut la faire accepter peu à peu de ceux qu’elle blessera.

5. — Le Mariveles, steamer de la compagnie espagnole Reyes, fume en grande rade; je le rejoins en chaloupe à vapeur, après avoir serré une dernière fois la main de quelques-uns de mes compagnons de séjour : c’est à regret que je quitte une société où j’avais trouvé un accueil si gracieux ; mais il me semble être soulagé de je ne sais quel poids quand s’éloigne la chaloupe de la douane, et quand je me sens échapper à cette administration tyrannique, mesquine, tracassière, et en route vers Singapore. N’importe, c’est une belle contrée que je viens de parcourir : oublions les hommes pour ne nous souvenir que de la nature, de l’alma mater, toujours bienfaisante et sublime, et saluons-la une dernière fois, tandis que s’efface dans le lointain l’île du Corregidor et qu’apparaît Luban.

11 avril. — La rencontre de quelques voiliers hollandais, facilement reconnaissables à la coupe carrée de leur arrière, et la vue des îles Natuna signalées à bâbord, nous annoncent que nous approchons de Singapore, et que demain finira cette traversée qui n’a été qu’un long supplice. Certes on m’avait bien prévenu que sur le vapor où je m’embarquais il ne fallait attendre ni recherche,