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elle-même la main à l’œuvre. « Lorsque Bélisaire arriva en Russie, écrit-elle à l’auteur, il se trouva qu’une douzaine de personnes s’étaient proposé de descendre le Volga depuis la ville de Tver jusqu’à celle de Simbirsk, ce qui fait un espace de 1,300 verstes, mesure du pays. Elles furent si enchantées de la lecture de ce livre qu’elles résolurent d’employer leurs heures de loisir à traduire Bélisaire en langue du pays. Onze d’entre elles partagèrent au sort les chapitres; la douzième, qui vint trop tard, fut chargée de composer une dédicace des traducteurs à l’évêque de Tver, que la compagnie trouva digne d’être nommé en tête de Bélisaire. » Puis elle donne les noms des onze traducteurs, et certes Marmontel pouvait être flatté de trouver parmi eux un Tchernichef, un Alexandre Bibikof, deux des Orlof. L’impératrice s’était chargée du neuvième chapitre. Quand des auteurs français dont la Sorbonne ou le Palais de Justice proscrivaient les œuvres trouvaient en Russie de si ingénieuses flatteries, est-il étonnant qu’ils aient tourné le dos à Versailles et proclamé que du Nord venait la lumière?

Montesquieu était mort (1755) avant que la conquête d’un trône eût rendu à Catherine la liberté d’écrire. Aucun des génies du XVIIIe siècle ne pouvait être plus sympathique à l’impératrice que le grand homme dont les œuvres avaient consolé ses ennuis de grande-duchesse et hâté la maturité de sa virile intelligence. Dans les hommages qu’elle rend à sa mémoire, on n’entrevoit aucun de ces calculs qu’on pourrait soupçonner dans ses cajoleries envers les auteurs à la mode. « Le nom du président de Montesquieu prononcé dans votre lettre, écrit-elle à Mme Geoffrin, m’a arraché un soupir. Son Esprit des lois est le bréviaire des souverains, pour peu qu’ils aient le sens commun. » Et à D’Alembert, en lui envoyant sa fameuse Instruction pour le nouveau code : « Vous y verrez comment, pour l’utilité de mon empire, j’ai pillé le président de Montesquieu sans le nommer; j’espère que, si de l’autre monde il me voit travailler, il me pardonnera ce plagiat pour le bien de 20 millions d’hommes qui doit en résulter. Il aimait trop l’humanité pour s’en formaliser. Son livre est mon bréviaire. »

Catherine II avait essayé de disputer à Frédéric II D’Alembert, le froid géomètre qui fit la préface de l’Encyclopédie. Celui-là n’avait ni les élans passionnés de Diderot, ni la verve pétillante de Voltaire, ni la concision magistrale de Montesquieu : ce qu’elle admirait en lui, c’était bien la raison pure. Dès son avènement, elle voulut lui confier l’éducation de son fils, le grand-duc Paul. Qui sait ce qu’aurait pu devenir entre de telles mains un prince bien doué après tout, dont les circonstances ou peut-être une fatale influence héréditaire avaient aigri le caractère? Dans la sévère dépendance où il