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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/310

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la France. « L’amitié, le sentiment de la reconnaissance la plus vive, écrit-il à Falconet, m’enlèveront un jour de vive force et me porteront dans les bras de mon ami aux pieds de ma bienfaitrice. » Dans son imagination de poète et d’artiste, il médite d’immenses travaux, des œuvres gigantesques où il célébrera la gloire de l’impératrice; pour elle, il veut « exécuter à lui tout seul tout ce que notre Académie française n’a pu faire au nombre de quarante dans un intervalle de cent quarante ans. » On dirait un chevalier des temps héroïques en quête de quelque merveilleuse entreprise pour l’honneur de sa dame. Diderot paraît éprouver un sentiment plus vif que celui de la reconnaissance; en tenant compte de l’emphase sentimentale qui gâte parfois la belle prose du XVIIIe siècle, les lettres où Diderot parle de Catherine semblent celles d’un amoureux. Quand plus tard elle lui demandait ce qui pouvait le rendre heureux, « il la supplia, dit Mme de Vandeul, de lui donner une bagatelle qu’elle eût portée. »

Quand Diderot se décida à faire le voyage de Russie, il ne comptait, assurait-il, y faire qu’un séjour de deux mois, obtenir une audience de présentation, puis une audience de congé. Il fut trompé de la bonne manière : il fallut rester cinq mois; chaque jour, il avait avec « sa souveraine » un entretien de plusieurs heures. Et cependant l’impératrice avait de terribles affaires sur les bras, la guerre de Turquie et la révolte de Pougatchef. Diderot n’a rien écrit sur son voyage, et sa fille ne sait rien, sinon que, peu fait pour vivre à la cour, il dut y commettre bien des gaucheries. C’est donc à d’autres qu’il faut s’adresser pour savoir l’impression qu’il y produisit. « On dit, écrivait le roi de Prusse à D’Alembert, qu’à Saint-Pétersbourg on trouve Diderot raisonneur, ennuyeux : il rabâche toujours les mêmes choses. » Frédéric II avait des motifs pour n’être point satisfait du séjour de Denis à la cour de Russie : lui-même était alors assez mal avec l’impératrice; il soupçonnait le philosophe d’avoir parlé politique ; il était froissé de ce que Diderot n’eût pas accueilli son invitation à Berlin. De son côté l’impératrice faisait à Voltaire un grand éloge de Denis; mais peut-on se fier à ces complimens? Si elle avait eu quelque déconvenue ou quelque désillusion, elle se serait bien gardée de l’avouer à Voltaire, c’est-à-dire au monde entier! Une correspondance de Grimm avec le comte Nesselrode, encore inédite, sauf quelques extraits dans la collection de la Société impériale, nous aidera peut-être à éclaircir ces contradictions. Les lettres de Grimm méritent d’autant plus de créance qu’elles sont semées de traits satiriques et qu’elles confirment ce que suppose Mme de Vandeul, des « gaucheries » de son père : « L’impératrice est vraiment enchantée de Diderot, voilà l’essentiel.