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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/311

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Au reste, il lui prend la main, il lui secoue le bras, il tape sur sa table, tout comme s’il était au milieu de la synagogue de la rue Royale (chez d’Holbach)… Il a auprès de sa majesté le succès le plus brillant et le plus complet. Elle en pense comme vous et moi, qui le connaissons depuis tant d’années : c’est tout dire. Il est avec elle comme avec nous, tout apprivoisé… Il n’a fait aucune conquête, excepté celle de l’impératrice. Je n’étais pas inquiète de celle-là, mais tout le monde n’a pas la tête de cette grande femme et n’est pas accoutumé comme elle au génie et à ses étrangetés (novembre et décembre 1773). »

Diderot, comblé de cadeaux et de bienfaits, quitta Saint-Pétersbourg, enchanté d’y avoir été traité, disait-il, « comme le représentant des honnêtes gens et des habiles gens de mon pays. » L’impératrice lui avait offert 200,000 roubles pour l’aider à une nouvelle édition de l’Encyclopédie et Diderot se promettait de publier un livre sur les nouveaux établissemens de Catherine. L’impératrice, qui, lors de son arrivée, avait envoyé au devant lui son chambellan Narichkine, lui donna un autre homme d’esprit pour le reconduire à La Haye. Le pauvre Diderot s’entendait si mal à voyager qu’il fallait, pour ainsi dire, le mettre en voiture comme un enfant. « Il est capable de faire tout de travers, écrivait Grimm à ses amis, faites-vous-le livrer garotté par la poste! »

Le roi de Prusse n’était pas seul à soupçonner Diderot de remplir à Saint-Pétersbourg quelque mission de son gouvernement. L’ambassadeur d’Angleterre auprès de la cour de Russie, Cathcart, parlait avec la même mauvaise humeur du philosophe. « M. Diderot, écrivait-il à son ministre, est avec l’impératrice à Tsarkoe-Sélo, où il continue ses intrigues politiques. » Que faut-il penser de ces prétendues intrigues? Les éditeurs du dix-septième volume de la Collection ont publié quelques extraits de la correspondance de M. Durand, envoyé de France, avec le duc d’Aiguillon, ministre des affaires étrangères. Il est probable que M. Durand essaya d’avoir par Diderot quelques renseignemens sur les dispositions de Catherine. « L’exhortation que vous avez faite à M. Diderot, écrivait d’Aiguillon, est très bien placée. Je ne sais si l’on peut compter sur ses sentimens pour croire qu’il se conduira d’après les principes que vous lui avez rappelés. Son admiration continuelle pour l’impératrice est une disposition bien prochaine à l’adulation. Ces observations ne nous empêcheront pas de rendre à M. Diderot la justice qu’il aura méritée, et je présume que vous vous mettrez en état d’apprécier sa conduite à sa véritable valeur. » Quelle exhortation avait-on faite à Denis? Quels services attendait-on de lui? Était-il capable de trahir les secrets de l’impératrice par dévouement au