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victime humaine, le front ceint de bandelettes, et les prêtres, lui arrachant le cœur, offrir au Dieu inconnu la vie en expiation de la vie. Si imposant que soit le cône volcanique du Merapi, si splendide qu’apparaisse la plaine indéfinie qui s’étend à ses pieds, la forêt de cocotiers qui l’entoure, le monument les écrase de sa toute-puissance, et pour une fois l’homme rivalisant avec la nature semble l’avoir surpassée.

Innombrable est la foule des sujets traités dans les bas-reliefs, tous avec un soin et un fini de détails qui confondent d’admiration, mais dépourvus d’inscriptions qui seraient d’un suprême intérêt archéologique. J’en détache un au hasard. La reine Maya, épouse de Couddhodana, reçoit la visite d’un prince voisin, qui vient la féliciter de ce qu’elle va devenir la mère de Bouddha. La reine est assise sous un dais couverte de bracelets et de colliers, entourée de ses esclaves agenouillées, gardée par un porte-glaive accroupi sous son trône. Le prince est debout; les gens de sa suite, assis, les jambes croisées, se tiennent en arrière. L’un d’eux tend sur la tête de son maître le parasol, insigne de sa dignité. Un chameau qu’on aperçoit dans le lointain vient d’apporter sans doute les présens que le prince fait offrir à la souveraine; tous les personnages ont la tiare en tête; les formes manquent d’ampleur et rappellent un peu les membres grêles et raides des Javanais d’aujourd’hui, mais le front haut, le nez droit, la bouche fine et les grands yeux arqués s’éloignent absolument du type moderne. Ce qui frappe surtout, c’est la variété des postures et la souplesse des mouvemens. On sent un art en formation qu’animent le mouvement et la vie, mais auquel manque la perfection plastique. Ces traits sont encore plus marqués dans le registre inférieur représentant des choéphores, qui viennent puiser à une source entourée de lotus l’eau sacrée qu’elles vont porter dans un mausolée placé sur la gauche. Deux surtout, l’une relevant son pagne de la main gauche, tandis que de la droite elle maintient sur sa tête une amphore, l’autre tendant son vase vide vers la source, sont d’une vérité saisissante. Si l’on songe que ces sculptures se détachent d’un granit rebelle, que depuis près de mille ans elles souffrent de toutes les intempéries, on ne peut s’empêcher, en voyant leur réelle beauté, de concevoir une haute idée du peuple qui a élevé un pareil monument. Et cependant aujourd’hui quelle décadence! quel abaissement! Voilà donc où en viennent les plus hautes civilisations! Et aussitôt revient à l’esprit la mélancolique réflexion du conquérant romain devant les ruines fumantes de Carthage : « Un jour viendra aussi qui emportera Ilion et son peuple invincible. »

Jamais l’homme ne m’a paru plus petit à côté de son œuvre qu’en quittant Boroboudhour pour faire visite au prince héréditaire,