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Le Wilhem III, qui repart de Samarang le 27, est encombré de monde; le salon est plein de métis des deux sexes, de femmes indiennes élevées au rang de dames hollandaises par des mariages trop souvent tardifs. Tout ce monde se dispute les plats, les bouteilles, entasse dans la même assiette des piles de pommes de terre sur des montagnes de riz; des régimens d’enfans font rage sur le pont, dans les cabines, dans le salon ; on ne goûte un peu de tranquillité qu’à l’heure de la sieste, où comme par un coup de baguette magique tout à bord tombe dans un assoupissement général. Nous ramenons à Batavia plusieurs compagnies d’infanterie, qui campent à l’avant. On sait que la loi de recrutement hollandaise ne permet pas au gouvernement d’envoyer dans les colonies les hommes du contingent, il ne peut disposer pour ce service que des volontaires ; parmi ces volontaires se trouvent quelques Hollandais, mais une majorité de mercenaires étrangers, belges, français, suisses, allemands, italiens.

Le soldat en garnison à Java ne tarde pas à contracter des relations suivies avec les femmes indigènes, et la nécessité en est si bien reconnue que l’intendance, acceptant cette situation comme la loi romaine admettait le concubinatus, transporte et nourrit les femmes et les enfans. Aussi un changement de garnison ressemble-t-il pas mal à l’émigration d’une tribu, et, si l’œil y gagne un peu de pittoresque, on voit trop ce qu’y perdent la rapidité du service et l’énergie de la discipline. Tandis qu’on transborde dans un vapeur spécial hommes, femmes, enfans et bagages, nous gagnons rapidement dans un canot la douane, d’où nous roulons en toute hâte .vers Batavia. Nous arrivons à temps pour goûter un peu de repos avant le spectacle et voir jouer par une troupe cosmopolite, mais en français, la Fille du régiment. Le public hollandais applaudit atout rompre une exécution qui demande quelque indulgence; la tenue est d’ailleurs excellente, car il n’y a ici personne pour enseigner le mauvais ton, si à la mode ailleurs. Le gouvernement colonial ne tolère pas à Java la présence de l’élément interlope qui fleurit complaisamment à la surface de nos capitales européennes, et toute femme qui ne peut justifier de moyens d’existence avouables est inexorablement expulsée. Ce n’est pas là l’effet d’une pruderie excessive, c’est la suite d’une politique conséquente : rien ne doit altérer le prestige de la race blanche aux yeux des indigènes ; elle doit s’interdire tout ce qui tendrait à la déconsidérer, la police y tient la main.


GEORGE BOUSQUET.