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sur la nature des sentimens que Norine, disait-on, éprouvait pour lui ? Loïc avait trop d’esprit pour être fat ; de plus il n’était pas de ces niais qui se font gloire de conquérir des cœurs. Depuis 1830, don Juan est malade, le ridicule l’a frappé. M. de Bramafam était bien de sa génération. Il voyait dans une bonne fortune le plaisir et non la vanité. Comment n’avait-il pas remarqué jadis l’étrange séduction de cette femme ? Ses yeux verts lançaient des flammes, et quelle élégance souveraine dans les mouvemens félins de cette belle créature ! Comme elle avait bien joué avec lui en raillant le manque de perfections mondaines de celle qui était la marquise de Bramafam ! Loïc avait fait son devoir en défendant Roberte, mais il était forcé de reconnaître l’habileté du dédain de Norine devant l’ironie cruelle de sa réponse.

— Qu’as-tu donc à rêver tout seul, marquis ? lui dit tout à coup son oncle en le rejoignant.

— Je ne rêvais pas.

— Après un mois et demi de mariage, tu en as le droit. Quand sera-t-on amoureux de sa femme, sinon pendant la lune de miel ? Moi-même, lorsque j’ai épousé ta tante,… mais passons. Je peux me vanter d’avoir mené à bonne fin une affaire difficile. Sans moi, tu serais encore garçon, et je te demande si tu en serais plus avancé. Oh ! je sais ce que tu peux me répondre : les charmes de la vie de jeune homme ! Charmes très séduisans, en effet, et c’est bien la peine d’en parler.

— Vous avez raison, mon oncle.

— N’est-ce pas ? Si j’ai les cheveux gris, je suis encore jeune, et je puis me flatter de connaître à fond la plus charmante moitié de l’humanité. — Loïc retint difficilement un sourire. C’était la grande prétention de M. du Halloy.

— Veux-tu que je te fasse ma théorie ? continua le général avec la fatuité naïve qui faisait le fond de son caractère. J’ai eu assez de succès, et dans tous les mondes, pour juger à merveille les femmes. Il y en a bien peu qui méritent d’inspirer une passion. Ainsi tiens, je te prends pour exemple ; tu as eu une réputation d’homme à bonnes fortunes : pas une de celles qui t’ont distingué n’était digne d’inspirer un amour violent, j’en jurerais !

Le marquis se gardait bien de répondre. Quand son oncle entamait ce chapitre-là, il fallait le laisser aller jusqu’au bout. Le général était intimement persuadé que lui seul avait rencontré des femmes dignes de faire naître une violente passion. Il répétait souvent :

— Lord Byron et moi, sommes dans ce siècle les seuls qui ayons réellement aimé !