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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/555

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haine et sans trouble, mais comme un étranger. Lorsqu’il sortait de cet état extraordinaire, c’était pour tomber dans de profondes prostrations où il ressentait avec un accablement indicible l’universelle mutabilité, l’incertitude de la destinée humaine et sa propre faiblesse. Mais d’habitude ce rêve de l’infini l’absorbait tout entier ; il y vivait, il y respirait. Quiconque le fréquentait à ces heures d’enthousiasme et savait le deviner, se sentait comme enveloppé d’une sorte de joie surnaturelle par cette force de rayonnement qui est propre aux âmes énergiques. Sans doute qu’il ressemblait alors à l’enfant Krischna de la légende hindoue dont les yeux reflètent les trois mondes, et qu’il avait quelque chose de la sainte Cécile de Raphaël dont il a dit lui-même cette parole admirable, « qu’elle est calmée par la profondeur de sa passion et de son ravissement. »

On conçoit qu’un tel homme dut intéresser Byron. Si différens qu’ils fussent d’ailleurs, ils se ressemblaient par le courage et par la destinée. N’avaient-ils pas tous deux bravé le monde et défié leur siècle ? Leur exil commun n’était-il pas fait pour les rapprocher ? Oui, sans doute ; on pourrait même reconnaître dans cette amitié une sorte de prédestination, car c’était la rencontre du révolté de la passion avec le révolté de la pensée. Chose remarquable : ce fut le songeur qui prit dès l’abord une sorte d’ascendant sur son aîné, plus actif et plus fougueux. Byron, qui parla toujours de lui avec une déférence exceptionnelle, et qui l’appelle, dans une lettre à Murray : « le moins égoïste des hommes que j’ai connus, » fut frappé de sa bonté comme de son élévation. Il vit avec étonnement une âme inaccessible à la haine et dont l’amour était le seul mobile. Le commerce journalier avec cet esprit contemplatif qui voyait en toutes choses le côté éternel, lui procura pour quelques mois l’oubli du monde, le silence des passions et une sorte d’apaisement suprême. On en retrouve la trace non-seulement dans la correspondance du poète, mais dans tout le troisième chant de Childe-Harold, dont les descriptions sont imprégnées d’une élévation religieuse et d’un sentiment transcendant de l’amour, où l’influence de Shelley est tellement sensible que, par momens, on croit l’entendre lui-même. Pour s’en assurer, il suffit de relire ces descriptions uniques, qui sont bien plus que des descriptions, où l’on dirait que l’âme de la nature nous parle d’une voix harmonieuse et intelligible sous l’incantation de la nuit, et nous laisse surprendre dans ses pulsations imperceptibles le mystère de la beauté et la source de la musique[1]. Leur vie commune au lac de Genève eut le

  1. Comme preuve à l’appui de cette influence de Shelley sur Byron, je ne citerai qu’une note de ce dernier à propos des strophes sur Clarens et de la Nouvelle Héloïse. « Les sensations, dit-il, qui vous sont inspirées par l’air de Clarens sont d’un ordre plus étendu que le simple intérêt qu’on peut prendre à une passion individuelle. C’est un sentiment de l’existence de l’amour dans tout ce que sa capacité a de plus vaste et de plus sublime, et de notre participation personnelle à ses bienfaits et à sa gloire ; c’est le grand principe de l’univers plus condensé en ces lieux, mais non moins manifeste, et en présence duquel, bien que nous sachions en faire partie, nous oublions notre individualité pour admirer la beauté de l’ensemble. »