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charme d’un parfait abandon au milieu d’une nature délicieuse qui invite à l’intimité. Les Shelley venaient tous les soirs à la villa Diodati, dans une barque à voile; on se laissait glisser ensuite au bercement de la vague, le long des bosquets parfumés des rives. Souvent aussi l’esquif silencieux, entraîné vers le milieu du lac, semblait s’assoupir sur le flot dormant et sombre qui reflétait les vives scintillations du firmament; mais il faudrait citer les strophes de Byron pour reproduire la beauté de ces nuits tièdes et claires, avec leur cadre grandiose de montagnes, leurs lointains à la fois distincts et vaporeux, leur vague musique et leur silence qui infuse dans l’âme le sentiment de l’infini. On revenait tard, et la conversation, interrompue par le charme de la contemplation muette, reprenait à la villa. Byron s’égayait quelquefois aux dépens du docteur Polidori, personnage bizarre et comique qu’il tenait dans sa maison en qualité de médecin, et qui, outre sa jalousie et son indiscrétion, avait la prétention d’être poète. Des conversations philosophiques on passait aux contes de revenans, et de ceux-ci à la Nouvelle Héloïse. Quelquefois l’aube blanchissante surprenait encore les hôtes lisant, conversant ou discutant dans le salon de la villa Diodati. En juin, Byron et Shelley firent le tour du lac. A Meillerie, ils furent surpris par un ouragan furieux qui soulevait les vagues à une hauteur effrayante, et couvrait d’écume la surface de l’eau. Le gouvernail se brisa, le vent, s’engouffrant dans la voile, coucha la barque sur le flanc; elle allait chavirer, et les bateliers ahuris lâchèrent les rames. Déjà Byron avait ôté son habit pour sauver Shelley en cas de naufrage ; mais celui-ci s’y refusa, il s’assit tranquillement sur un coffre dont il saisit les deux anneaux, déclarant qu’il irait au fond dans cette position sans essayer d’échapper. A force de rames et grâce à la présence d’esprit du plus marin des deux voyageurs, les bateliers purent aborder à Saint-Gingolphe. A Ouchy, autre orage qui dura toute une nuit. C’est celui sans doute qui inspira à Byron les strophes splendides et célèbres qui ont toute la furie des élémens, et où sa vraie nature se redonne carrière. La dernière peint mieux qu’aucune analyse son état intérieur d’alors. « Si je pouvais incorporer, dit-il, ce qui est au dedans de moi, si je pouvais jeter mes pensées dans une forme vivante, si je pouvais tout exprimer : âme, cœur, esprit, passions,