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sentimens forts ou faibles, tout ce que je voudrais avoir cherché, tout ce que je cherche, souffre, connais, tout ce que j’éprouve sans en mourir, — si je pouvais dire tout cela d’un seul mot et que ce mot fût un éclair, je parlerais; mais, ne le pouvant pas, je vis et meurs sans être entendu, et je refoule ma pensée sans voix comme l’épée au fourreau. »

La puissance du sentiment personnel, le conflit des passions débordantes dans une seule poitrine, qui cependant les maîtrise, l’énergie de l’individu, qui voudrait tout sentir en une fois et concentrer, pour ainsi dire, la vie des mondes dans une sensation foudroyante, fût-ce pour rentrer aussitôt dans le néant, voilà la grandeur, voilà le triomphe de Byron. Opposons à ce cri magnifique deux strophes de Shelley : elles font voir par contraste une nature profondément impersonnelle, qui vit dans un complet oubli d’elle-même et aspire à s’absorber dans le principe des choses; je les emprunte au poème qu’il écrivit six ans plus tard sur la mort d’un ami qu’il adorait, le poète Keats, et où il semble pressentir sa propre fin imminente. Il personnifie sous la figure d’Adonaïs l’essence immortelle de son ami : « Cette lumière dont le sourire allume l’univers, cette beauté dans laquelle tous les êtres agissent et se meuvent, cette bénédiction que le tourment passager de la naissance ne peut éteindre, cet amour qui soutient toute chose et circule aveuglément à travers la trame de la vie, rayonne maintenant sur moi et consume les derniers nuages de la froide mortalité. — Le souffle dont j’ai invoqué la puissance dans mon chant descend sur moi; la barque de mon esprit est poussée loin du rivage, loin de la foule tremblante dont les voiles ne s’abandonnèrent jamais à la tempête. J’ai percé la terre massive et la sphère des cieux! Je me sens porté au loin d’une course ténébreuse et redoutable... Tandis que brûlant à travers le dernier voile de l’azur, l’âme d’Adonaïs, comme une étoile, me fait signe de l’abîme où demeure l’Éternel. » Le cri passionné de Byron et la mystérieuse invocation de Shelley à l’âme des mondes, sortis tous deux du fond de leur être, nous font toucher du doigt les deux extrêmes du lyrisme : l’excès du sentiment personnel et l’excès de l’abandon dans un autre qui, selon un proverbe arabe, est l’abandon en Dieu. Toute la gamme des sentimens humains avec leur infinie variété se développe entre ces deux limites.


III.

Cependant ce beau lac, refuge de tant de grandes amitiés et d’exils illustres, ne fut pour les deux amis qu’un port de passage.