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Quel spectacle est la source de ta joie? Quelles plages? quelles vagues, quelles montagnes? quel amour de tes semblables ou quelle ignorance de la douleur ?

«... Nous sondons le passé, l’avenir, et nous souffrons pour ce qui n’est pas; notre rire le plus sincère est chargé de quelque peine, nos chants les plus doux roulent sur les plus sombres pensées.

« Dussions-nous pouvoir mépriser la haine, l’orgueil et la peur, fussions-nous nés pour ne point verser de larmes, jamais pourtant nous n’atteindrions ta joie.

« Au-dessus des cadences les plus délicieuses, au-dessus des trésors entassés dans les livres, s’élève ta gaie science, ô toi, mépriseur de la terre (thou spurner of the ground) !

« Enseigne-moi la moitié seulement de la félicité que ton cerveau doit concevoir; alors coulerait de mes lèvres une si mélodieuse folie que le monde m’écouterait comme je t’écoute maintenant. »


L’esprit enthousiaste de Shelley se reconnaît dans l’infatigable alouette, le seul parmi les oiseaux qui chante d’un vol ascendant. «En chantant tu t’élances, et t’élançant tu chantes toujours ! » voilà bien l’âme du poète remplie d’une lumière intérieure qui est sa félicité, qui devient mélodie, et qu’il répand à profusion sans savoir où. L’essor est si vigoureux qu’il semble d’un coup d’aile vouloir dominer le monde, l’embrasser de son vol. Hélas! ce n’est là que l’illusion du premier élan. Comment l’univers va-t-il se refléter dans cet esprit? Shelley est un panthéiste d’intuition, non de théorie. Il sent avec une subtilité et une énergie singulières le lien de la vie universelle qui, partant des élémens aveugles, s’étend comme une chaîne électrique à travers la plante et l’animal jusqu’à l’homme. Il n’a point de système philosophique, mais il voit avec une clarté surprenante le divin de la nature, c’est-à-dire le puissant, le beau, le parfait. L’homme moderne est plus loin de la nature que l’homme antique ; il y a entre elle et lui un véritable abîme, mais cet abîme n’existe pas pour Shelley, ou du moins il le franchit d’un bond. C’est par une révélation immédiate qu’il sent sa parenté originaire avec toute chose, et c’est avec une joie d’enfant qu’il se jette dans la vie fougueuse des élémens. Il ne la présente pas comme le peintre, il s’y plonge plutôt comme le musicien. Quoiqu’il ait la force plastique, il ne s’amuse pas à peindre des brins d’herbe comme les miniaturistes. Ce n’est pas un paysage, c’est mille paysages qu’il a sous les yeux, c’est l’ensemble de la nature qu’il cherche à étreindre. « La masse éternelle des choses, dit-il, flue à travers l’esprit et roule ses vagues rapides tantôt sombres, tantôt brillantes. » Dans ces momens, il comprend la nature sous toutes ses formes et dans sa puissance de métamorphose éternelle.