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Sa poésie sur le nuage est à cet égard la pièce typique. Aussi est-ce le nuage lui-même qui parle et nous raconte sa vie. Tantôt flottant au ciel d’été, il verse aux fleurs les fraîches ondées qu’il pompe aux fleuves pendant que la terre danse sa ronde autour du soleil, tantôt brandissant le fouet de la grêle, il passe et rit dans la foudre. Parfois il tamise la neige aux flancs des montagnes et dort aux bras de la tempête pendant que les vieux plus gémissent étonnés. Souvent il traverse les mers avec l’éclair assis en pilote sur ses dômes azurés. « Je suis le fils de la terre et du flot, le nourrisson du ciel, je franchis les veines des mers, des continens. Je change, mais ne puis mourir, car après la pluie, quand le pavillon des cieux sourit sans tache, lorsque vents et soleil de leurs rayons convexes arrondissent la voûte des airs, je souris en silence à ma tombe liquide, puis, hors du grand réservoir, comme l’enfant s’échappe du sein de sa mère, comme l’esprit sort du tombeau, je me lève pour me dissoudre de nouveau. »

C’est là le premier degré de la contemplation panthéistique : elle est joyeuse et purifiante, c’est le Léthé de l’esprit, car il peut s’oublier en se replongeant aux forces vives du grand Tout; mais cette contemplation change de caractère en passant de la vie élémentaire à la vie organisée, et en considérant la destinée de l’âme individuelle dans l’immense champ de la nature, qui ne produit que pour détruire. Le problème de la vie et de la mort s’impose, la nature prend une double face, la contemplation devient une souffrance : au lieu de l’esquiver, comme font tant d’autres, le poète s’y engage avec résolution. Il verra le côté sombre de la nature comme son côté lumineux pour résoudre le problème à sa manière et parvenir, si possible, à la conscience d’une vérité supérieure. Shelley a rendu cet ordre d’émotions et de pensées dans son petit poème du Sensitive plant, un des plus délicats et des plus achevés qui soient sortis de sa plume. La première partie est une fête de couleurs et de parfums. Il nous peint un jardin merveilleux qui réunit la splendeur des flores les plus exquises. Il pénètre cette fois-ci dans le monde végétal et dans les mystères de la floraison avec la même intensité et subtilité qu’il s’était plongé dans la vie des élémens. C’est plus qu’une description scientifique, c’est l’âme même des fleurs qui s’épanouit devant nous.


« Le perce-neige et puis la violette se levèrent de terre sous une pluie chaude, et leur souffle se mêlait à la fraîche saveur du sol comme la voix se mêle à l’instrument.

« Alors on vit éclore les liserons bigarrés et la haute tulipe et le narcisse, la plus belle d’entre les fleurs, qui regarde ses yeux dans le miroir du fleuve jusqu’à ce qu’elle meure de sa propre beauté;