après une grande quantité d’alcool ingéré, ils auront les symptômes de l’intoxication profonde, l’incertitude de la démarche, le sommeil invincible, l’insensibilité, les vomissemens, la syncope; mais ils n’auront pas eu, en apparence au moins, la période d’excitation intellectuelle qui caractérise les premiers momens de l’ivresse. C’est qu’il y a en effet un étrange phénomène dû à l’influence de la volonté. Nous avons dit que dans l’ivresse la volonté et l’attention ont diminué, mais elles n’ont pas disparu complètement, en sorte que cette même volonté peut se concentrer sur la crainte de l’ivresse. Grâce à cette idée fixe, dont l’ivresse exagère encore l’intensité, il n’y a plus de manifestation extérieure du délire. Cependant au dedans de nous nous ressentons les effets psychologiques de l’alcool, mais nous avons encore dans une large mesure le pouvoir d’en arrêter l’envahissement. Une mauvaise nouvelle, une circonstance grave dégrisent subitement, si l’intoxication n’est pas trop profonde; il y a là un mélange très curieux de puissance et d’impuissance de la volonté. La volonté n’empêchera ni les vertiges, ni les illusions intérieures, ni les troubles de la démarche, mais elle sera souvent puissante pour entraver le flux de paroles qui, la plupart du temps, est le principal signe de l’ivresse. Il semble qu’il y ait une différence entre les idées et les paroles. Autant on est incapable d’agir sur l’apparition des idées, autant on reste maître de soi pour les paroles et les actes. Une idée même délirante apparaît malgré nous et s’impose à nous ; mais par bonheur nous restons juges de cette idée, et, si elle nous paraît délirante, nous sommes maîtres de nous taire et de ne rien laisser voir de ce qui se passe en nous.
Que si au contraire on se livre à la première ivresse, que si on abandonne sa volonté, en exprimant tout haut les idées folles qui courent dans l’intelligence, alors on ne peut plus s’arrêter, et il faut un événement grave pour mettre un terme à l’hypéridéation et au débordement de paroles. C’est le propre des gens qui consentent à se griser : ils se disent au début d’un repas qu’ils se laisseront aller, et dès les premiers verres ils sont ivres. Parfois même l’intention de se griser équivaut au fait lui-même; on a vu des personnes ivres avant d’avoir bu et étourdies par leur propre parole. Le langage a consacré cette analogie : une nouvelle heureuse, une fortune inattendue, un succès inespéré, produisent un effet analogue à l’ivresse, et on dit qu’on est grisé par le succès. Dans une scène de la Contagion, d’Estrigaud offre à André Lagarde une fortune considérable, une somme de 3 millions, moyennant un marché infamant. André a résisté, puis il a fini par accepter. Il renonce à la pauvreté, il préfère le luxe et le plaisir. « C’est la fleur de l’aloès qui éclate. J’ai assez vécu comprimé dans ma coque. De l’air, morbleu, du bruit,