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piquante ; mais que fustige-t-il ? N’y a-t-il pas dans notre société, entre les gros péchés mortels et les insignifians péchés véniels, quelques vices intermédiaires, produits plus ou moins passagers de la mode ou épidémies d’imitation qui se prêtent pour une moitié à l’indignation, pour l’autre à la raillerie, qu’on puisse invectiver éloquemment dans une scène tout en s’en amusant dans la suivante, et qui permettent à l’auteur dramatique de prendre le masque de justicier en conservant ses fonctions d’amuseur ? Les folies de toilettes des demoiselles Benoiton sont un de ces sujets qui permettent à la fois la raillerie et l’indignation, ou encore la rage des modernes bourgeois de vouloir faire maison neuve et d’échanger une vieille et honorable enseigne contre une enseigne toute reluisante d’un or menteur, ou les rabâchages politiques des ganaches retardataires dont l’intelligence s’est arrêtée avec la chute de celui de nos nombreux régimes politiques qu’ils ont servis, ou les outrances de dévotion d’une belle pécheresse sur le retour qui fait payer en jeûnes et en mortifications à son honnête mari le tort qu’elle lui a fait en lui méritant une épithète perdue dans la langue écrite depuis Molière, ou les déloyautés taquines et les mesquines jalousies des amis prétendus intimes qui empoisonnent votre bonheur sous prétexte de dévoûment ; sur tout cela, on peut frapper juste assez fort pour répondre au besoin de sévérité que le public apporte au théâtre, et pas assez fort pour lui déplaire et le faire se récrier.

Non-seulement les sujets ont été toujours habilement choisis de manière à permettre à l’auteur de se tenir en juste équilibre entre ces deux exigences contraires du spectateur, la sévérité et l’indulgence, mais ils ont toujours été choisis à l’heure précise où ils répondaient à quelque préoccupation du public. Rarement M. Sardou s’est privé des ressources que lui offrait l’actualité. Le luxe de toilettes des femmes avait atteint son point culminant sous le second empire, et soulevait presque autant de blâmes dans le public que le chômage des ouvriers lyonnais y soulève aujourd’hui de tristesses, lorsque M. Sardou mit à la scène la Famille Benoiton. On venait à peine de livrer à l’admiration de la foule le Paris nouveau de M. Haussmann, et plus d’un bourgeois, pris de la fièvre urticaire du progrès, se sentait la démangeaison, de fuir les obscurs quartiers où s’était édifiée sa fortune pour aller porter ses lares commerciaux dans quelqu’une de ces voies somptueuses encore désertes, lorsque, reprenant la donnée du Bourgeois gentilhomme et la coulant dans les formes nouvelles de nos mœurs présentes, notre auteur écrivit cette piquante comédie de Maison neuve, une des meilleures qui soient sorties de sa plume. Nous nous rappelons tous le moment où l’empire, sorti victorieux de la longue épreuve d’isolement que lui avait créée le coup d’état et assis dans une sécurité