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pas d’un palais qu’habite Rodrigue Borgia, sur la place Pizzo di Merle, est la maison de Vannozza. Là, parmi les richesses d’un ameublement de l’époque, au milieu des vastes fauteuils sculptés, des bahuts énormes, de ces reliquaires, de ces lits que recouvre un ciel d’épais et lourds rideaux, de tout ce massif et ce colossal de la première renaissance, remue, fermente l’étrange couvée : filles et garçons pullulent et grandissent dans l’immorale et farouche promiscuité des nymphes et des sylvains au fond d’un bois. Ils savent que cette superbe femme est leur mère et que le mari de cette femme ne leur est rien, leur véritable père étant cet illustre personnage habillé de pourpre dont le portrait s’étale sur le mur et qui de temps en temps vient les faire sauter sur ses genoux avant de se mettre à table et de fêter joyeusement les vins d’Espagne et de Sicile en compagnie des plus beaux, des plus savans et des plus débauchés seigneurs qu’on renomme : Orsini, Porcari, Cesarini, Barberini, etc. Comment Lucrèce n’eût-elle pas ignoré les scrupules alors que ses oreilles, s’ouvrant à peine aux bruits du monde, n’entendaient que récits d’histoires absolument semblables à la sienne ? Des cardinaux s’affichant avec leurs concubines et traitant leurs bâtards en fils de princes, ce n’était point l’exception, c’était la règle. On lui montrait les Rovere, les Piccolomini, environnés de familles nombreuses ; elle voyait les enfans d’Innocent VIII comblés d’honneurs, son fils Cibò s’alliant aux Médicis, sa fille Théodorine épousant le Génois Uso di Mare, et tout le Vatican grouillant des progénitures papales. En mai 1489, Lucrèce avait neuf ans ; à cette date, Julie Farnèse, jeune et éblouissante de beauté, s’empare du cardinal vieillissant, qui, devenu pape et toujours plus affolé d’ardeurs juvéniles, jusqu’au bout traînera la chaîne. « Jamais un souci, rien ne l’arrête, il rajeunit tous les jours, » remarque l’envoyé de Venise, parlant d’Alexandre VI, déjà septuagénaire.

Julie avait des cheveux d’or comme Lucrèce et triomphait partout sous le nom de la belle Farnèse. Elle avait quinze ans quand ce vieillard de cinquante-huit ans la suborna. En l’apercevant un jour chez Adrienne Orsini, dont elle allait épouser le fils, ses instincts diaboliques s’enflammèrent, et bientôt la chute de cet ange fut consommée, si tant est qu’on puisse ainsi désigner une donzelle dressée aux mœurs d’une pareille époque. La belle-mère ne se contenta pas de fermer les yeux, elle prit part active à cette honte, livrant endormie à ce ribaud la future épouse de son fils, et quelques jours après (20 mai 1489) les noces de Julie Farnèse et du jeune Ursinus Orsini se célébraient au palais même du Borgia, qui signait au contrat et bénissait les deux conjoints. Du sacrilège adultère de ce prêtre avec la noble dame une grande maison devait sortir. En