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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/480

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M. Thiers, en défendant l’autre jour l’organisation de l’armée et ce qu’il appelait le dernier teste de l’esprit de gouvernement, ne s’est point interdit de parler de cet état général de l’Europe où la seule garantie d’influence et même de conservation est dans la puissance militaire. C’est là l’autre côté, le grand côté de la situation du moment, et l’ancien président de la république, sans cesser de compter sur la paix, en mettant sa confiance dans la sagesse des cabinets, ne méconnaît pas les périls que la question d’Orient a créés, qui ne sont pas certainement conjurés ! Dans ce compte toujours ouvert entre la paix et la guerre, qui aurait été récemment, dit-on, l’objet d’un pari entre l’empereur Alexandre II et le comte Adlerberg, le souverain pariant pour la guerre, le ministre pariant pour la paix, il y a sans doute la part notable des chances pacifiques. La Porte ottomane a signé définitivement sa réconciliation avec la Serbie ; elle négocie encore avec le Monténégro, et s’il y a ici plus de difficultés, elles seront vraisemblablement résolues dans un esprit de modération ; mais en même temps une énigme nouvelle est venue se poser devant l’Europe : c’est le voyage du général Ignatief en Occident. Le général Ignatief est un diplomate homme d’esprit et d’habileté fort expert dans les affaires d’Orient, ayant toute la confiance de son souverain. Il a commencé son voyage par Berlin, où il a passé quelques jours ; puis il est venu à Paris, où il ne pouvait manquer de trouver une hospitalité empressée. Le général Ignatief, en voyageant pour la diplomatie, voyage aussi, à ce qu’il paraît, pour soigner ses yeux, pour une ophthalmie, et d’après un correspondant anglais, il aurait dit dernièrement avec une pointe d’ironie que chacun des oculistes qu’il civait consultés lui avait indiqué un traitement différent. L’ophthalmie du général Ignatief serait alors un peu l’image de la question d’Orient. Quel est le traitement que le représentant du tsar est venu proposer aux cabinets de l’Occident pour la Turquie, pour cet empire que l’empereur Nicolas appelait autrefois « l’homme malade ? »

La première chose, il nous semble, est de se rendre compte des élémens principaux de cette situation assez étrange, assez difficile, où les derniers événemens ont laissé l’Europe. Il y a trois faits essentiels. La conférence de Constantinople s’est réunie, elle est convenue de certaines propositions adoptées en commun par les grandes puissances, et elle s’est séparée sans avoir pu faire accepter par la Turquie ce qu’elle proposait. Le prince Gortchakof, au lendemain de l’échec de la conférence, a adressé à tous les cabinets une circulaire constatant cette déception et demandant à l’Europe ce qu’elle entend faire. Enfin, au milieu de tout cela, la Russie a toujours sur le Pruth une armée nombreuse prête à tout événement. La mission du général Ignatief ressort nécessairement, invinciblement de ces données essentielles. Il s’agit pour la Russie d’obtenir, en réponse à la circulaire du prince Gortchakof, un acte qui assure