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REVUE. — CHRONIQUE.

plein de grandeur. Dans the Outcasts of Poker-Flat, il se tue pour ne pas vivre sur les provisions qui pouvaient encore prolonger l’existence des misérables créatures expulsées du Poker-Flat en même temps que lui, et avec lesquelles il s’est égaré dans la neige. Ailleurs, — dans l’Épisode de la vie d’un joueur, — on le voit au contraire tuer en duel son ami intime, devenu son rival auprès de la jolie Mme Decker. Hardi et fier, insouciant et sans scrupules, il exerce une sorte de fascination sur les compagnons que lui donne le hasard.

Un autre type qui reparaît dans presque tous les récits de Bret Harte, c’est le fameux colonel Starbottle, — Culpepper Starbottle, — gentleman de la vieille école, légiste et politicien, qui se pique de galanterie et de savoir-vivre, préside à tous les festins, règle les conditions des combats, se pose en arbitre du goût et des bonnes manières. Vantard avec cela, susceptible et pointilleux, légèrement ivrogne, le colonel Starbottle intervient plus souvent pour embrouiller les situations que pour les dénouer ; sa poitrine bombée, ses poses savantes, ses hum hum, ses discours remplis de précautions oratoires et ses madrigaux à l’adresse du beau sexe introduisent un élément bouffon dans beaucoup de récits où le sentiment joue le rôle principal. Mais le type favori de Bret Harte, — bien qu’il change souvent, celui-là, de nom, — c’est le géant débonnaire, faible d’esprit, bon, désintéressé, tendre, le cœur toujours ouvert à la pitié, capable de tous les dévoûmens et d’une abnégation parfois héroïque, mais d’ordinaire aussi plus que de raison accessible aux séductions de la dive bouteille. Tel est le « partenaire de Tennessee, » brave garçon qui n’abandonne pas son indigne associé auquel les mineurs ont décidé d’appliquer la loi de Lynch, — tel est Fagg, « l’homme qui ne compte pas, » pauvre amant délaissé qui partage sa fortune avec son rival pour lui permettre d’épouser sa propre fiancée, — tel est le bon Sandy (Alexandre), l’amoureux honteux de la jolie maîtresse d’école du Val-Rouge, — tel est encore Gabriel Conroy, le héros du dernier roman de Bret Harte, qu’un écrivain de talent a déjà présenté aux lecteurs de la Revue[1]. Ajoutez-y le vieux commandante espagnol, la pécheresse sentimentale qui a plusieurs maris, le bon Chinois, rusé, voleur, mais attaché à son maître, et vous aurez les principales figures de tous ces récits. Bien que le procédé soit renouvelé de Balzac, il est incontestable que Bret Harte en tire un parti souvent heureux.

Dans Gabriel Conroy, son premier roman de longue haleine, Bret Harte était allé encore plus loin ; il ne s’était pas contenté de rééditer ses types favoris, il avait largement mis à contribution ses premiers récits, personnages, incidens, situations, paysages. Il ne lui manquait plus que de transporter les mêmes types sur la scène ; il ne s’en est pas fait faute. Le hasard avait réuni ici même, sous le titre de Récits

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1876, les Aventures d’un pionnier américain, par M. Th. Bentzon.