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frappent en même temps l’œil et la pensée, et bannissent pour l’un et pour l’autre toute impression de monotonie. Le peintre apparaît d’un seul coup dans la grandeur de son œuvre, dans la puissance de sa création, dans la variété de son génie.

En est-il de même pour les peintres d’un talent plus fin, moins puissant, et surtout pour les spécialistes comme Eugène Fromentin ? Leur œuvre entier vu à la fois n’a-t-il pas, au moins au premier coup d’œil, une impression de monotonie ? Voici la vie du désert dans ses aspects les plus pittoresques, les plus attrayans, les plus variés, exprimés par un artiste sincère, raffiné, parfois exquis ; mais c’est toujours un peu le même tableau. Chasse au héron ou chasse au faucon, campement au bivouac, cavalcade ou caravane, combat ou fantasia, on ne quitte jamais le monde oriental. Ce perpétuel hymne au désert, quoique admirablement modulé sur tous les tons, ne laisse pas de fatiguer les yeux et de lasser l’esprit. On est alors forcé de se rabattre sur les qualités intrinsèques des peintures. Par une étude qui ne tarde pas à devenir un plaisir, on compare les unes aux autres, on cherche les progrès, on constate les défaillances, on analyse la touche, on pénètre les procédés. Cette variété qu’on a cherchée en vain dans ces sujets, on la trouve dans la peinture. On admire chaque tableau séparément, après avoir été quelque peu déçu par l’ensemble de l’œuvre. Mais cette impression de monotonie, qui est une sorte d’échec pour le peintre spécialiste, n’est point durable : elle s’efface dès que l’exposition est fermée, dès que les cadres ont repris leur place dans les musées, dans les collections particulières, à la vitrine des marchands. Quand on regarde là, on ne se demande pas si le maître a peint cinquante tableaux du même genre ou s’il a traité mille sujets divers ; on ne s’inquiète pas de savoir si la réunion de son œuvre donnerait l’impression de la monotonie ou de la variété : on admire, et voilà tout. C’est ce qu’on fera toujours devant les meilleures toiles d’Eugène Fromentin.

L’oubli ne viendra pas pour Eugène Fromentin. Il marquera dans cette belle et forte école française du XIXe siècle, non point parmi les plus grands peintres, mais parmi ces maîtres charmans de second ordre qui ont pour le grand nombre plus de séduction que les puissans créateurs et que les austères amans du beau. Il a conquis sa place chez les orientalistes à côté de Decamps et de Marilhat, moins vigoureux que celui-là, moins original que celui-ci, peut-être plus précis de dessin, plus châtié de style, plus pénétrant d’impression que tous les deux. On ne saurait prévoir si l’école des orientalistes, qui date à peine d’un demi-siècle, sera longtemps encore à la mode ; mais ces trois maîtres assurent à cette école une page lumineuse dans l’histoire de l’art.


HENRY HOUSSAYE.