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Ils sont plumés et mis à la broche. Il y a des coqs en renom qui à la suite de victoires successives acquièrent une grande valeur, et c’est sur leur éphémère prestige qu’il s’établit des paris dont l’ensemble s’élève parfois jusqu’à 50,000 fr. Dans ces jours de paris exceptionnels, le maître d’un coq souvent heureux ne s’appartient plus, et malheur à qui toucherait au noble animal! Un jour que j’avais été chasser la bécassine et que je revenais bredouille, un moine augustin qui m’accompagnait, et chez lequel j’étais de passage, me dit de tirer au milieu d’une vingtaine de coqs et de poules qui se prélassaient au soleil au centre d’un village. Je m’y refusai, mais mon compagnon l’exigea, car il avait compté sur ma chasse pour déjeuner, et le garde-manger du couvent était vide. A mon coup de fusil et aux cris des victimes, les Indiens sortirent de leurs maisons, leur couteau à la main et en courant vers moi. A. la vue du curé qui riait de mon étonnement, les couteaux se cachèrent, et les villageois, comme des chiens qui auraient un instant méconnu leur maître, vinrent humblement me baiser la main. Sans la présence du père-curé, je crois que l’aventure eût tourné au tragique, car plusieurs coqs de combat avaient été tués ou blessés. Je payai, cela va sans dire, deux ou trois fois leur valeur ordinaire, mais je suis sûr qu’aujourd’hui encore le meurtre de tant de victimes ne m’est pas pardonné.

On sait déjà que l’Indien des Philippines, et principalement le Tagale, est très brave à la guerre; dans la vie civile, il est difficile de rencontrer un être plus doux et plus patient que lui. Les Espagnols, bien éloignés en cela des Anglais qui traitent brutalement leurs sujets des Indes-Orientales et leurs noirs de la Jamaïque, les Espagnols, dis-je, se montrent paternels dans leurs rapports avec les insulaires. Cela n’empêche pas l’exploitation de ces derniers. Malheur à eux lorsque d’Espagne, à la suite d’une révolution ou d’un simple changement de ministère, tombe à la cabacera ou chef-lieu d’une province un alcade sans fortune ou âpre au gain ! A la suite de plaintes de plusieurs centres de population fortement pressurés, on remarque maintenant une plus haute moralité chez les employés. En 1860, on citait un alcade dans les Visayas qui, après un séjour de cinq ans aux Philippines, était retourné en Europe comme il en était venu, c’est-à-dire pauvre et sans fortune, — rara avis !

En somme, il y a fort peu d’Indiens riches; ceux qui le sont semblent souvent prendre à tâche de consommer eux-mêmes leur ruine. Ont-ils un procès dont les frais absorbent les revenus, ils s’obstinent à le soutenir jusqu’à leur dernier centime. S’éprennent-ils d’une femme, ils la couvrent de bijoux et de riches étoffes. Sont-ils catholiques ardens, ils dépensent des sommes énormes en messes, en cierges et en bénédictions de maison. On peut s’imaginer