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une troisième et ainsi de suite. Quand, au premier acte du Timbre d’argent, le diable évoque l’apparition de Circé, comment puis-je croire à cette évocation, sachant d’avance que ce diable et cette Circé ne sont pas même des figures de théâtre et n’appartiennent qu’au songe? Or ce que moi spectateur je me refuse à croire, pourquoi l’auteur le croirait-il, et de quel droit lui demanderais-je d’être convaincu dans ce qu’il me raconte d’un pareil sujet? Goethe, écrivant le prologue de Faust, fait dire à son directeur de théâtre : «Plongez à pleine main dans le vrai de la vie humaine; c’est là qu’est la manière d’être intéressant. » Le fantastique compris comme le comprend en poésie l’auteur de Faust, en musique l’auteur du Freischütz, ce fantastique-là peut être mis au théâtre, car il plonge à pleine main dans le vrai de la vie humaine; mais on n’habille pas en personnages de tragédie ou d’opéra les illusions d’un cerveau malade, et lorsqu’un musicien comme M. Saint-Saëns flotte au milieu de ce vide et s’y laisse aller à la dérive, incertain, défiant, changeant de gamme à tout moment, je n’éprouve aucun regret à lui reprocher ses torts et ses méprises, parce que je sais qu’il ne s’agit que d’une aventure dont pas un ne se fût mieux tiré, et que l’auteur de la Danse macabre et du Déluge ne lâche pas ainsi ses convictions.

Nous avons un Théâtre-Italien; c’est peut-être invraisemblable ce que j’annonce là, mais on n’argumente point contre un fait qui s’affirme par de belles et bonnes recettes bien sonnantes. «Je marche, donc je suis. » Or le Théâtre-Italien marche, il a de vrais chanteurs, une vraie troupe, un public empressé, chaleureux et capable, comme autrefois, de s’affectionner à la maison. Que ne peut le génie d’un maître? Ce Théâtre-Italien, — tout moderne et viable, — sera sorti de la Messe de Verdi. Teresa Stolz, la Waldmann et Masini, qui l’an passé vinrent l’inaugurer, avaient, on s’en souvient, formé le trio de la première heure. Cet hiver, nous tenons l’Albani, Masini nous reste, et nous avons un baryton à la hauteur du répertoire. Ceux qui doutent encore n’ont qu’à aller entendre la Lucia, Rigoletto, la Sonnanbula, les Puritains. Masini n’est pas un Tamberlick, il n’entraînera point une salle entière en disant : Morrò ma vendicato, il ne soulèvera pas d’un coup dans le public de ces élans irrésistibles d’enthousiasme qui vous empêchent de juger un chanteur, mais il vous charmera toujours. Si compétent que vous soyez, il vous satisfait ; vous discuterez avec lui sur l’expression qu’il croit être la vraie, mais vous ne nierez jamais qu’il sache l’orthographe; il parle sa langue correctement, comme le font Delaunay ou Coquelin : c’est un artiste, il a toutes les qualités d’un ténor délicieux et constitué pour durer longtemps. « On m’assure que vous êtes un grand chanteur; eh bien, monsieur, chantez-moi une gamme que je voie d’abord si vous possédez l’instrument capable d’exécuter tout ce qu’il veut; ensuite vous me direz un air, et c’est alors votre âme que j’écouterai. » Ce mot de Tosi en 1740 demeure