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voyage, un petit cénacle d’Allemands dont la société lui plaisait par-dessus tout : c’étaient le ministre de Prusse, Bunsen, un ami de jeunesse, marié alors à une Anglaise et déjà père de neuf enfans; puis l’égyptologue Lepsius, le sculpteur Thorwaldsen, l’archéologue Gerhard, d’autres encore dont les noms sont moins connus. Jadis il avait assisté au dîner anniversaire de l’incinération des bulles du pape par Luther. Cette fois il fêtait avec eux l’anniversaire de la naissance de Winckelmann, avec discours, chœurs nationaux, le tout couronné par une ovation à Thorwaldsen, digne vieillard que l’Allemagne revendiquait pour un de ses enfans, bien qu’il fût Danois. Cette colonie germanique était au reste d’une activité remarquable. Après avoir fondé un institut archéologique, elle y faisait des cours sur la topographie de Rome, sur les vases peints, sur les monumens égyptiens. Les réunions se tenaient au palais du ministre de Prusse. Si les Romains ne s’associaient pas à ces divertissemens intellectuels, il convient de dire à leur décharge que, lorsqu’ils avaient essayé d’en faire autant, le gouvernement papal s’y était opposé. A défaut du goût, trop doctoral pour eux, des études archéologiques, les plus lettrés admiraient le Dante, le commentaient volontiers. A l’instigation du comte Ludolf, ministre de Naples, légitimiste fort dévoué d’ailleurs, ils s’étaient réunis douze ou quinze une fois la semaine pour parler de leur grand poète. On en parla si bien que quelqu’un vint un jour leur insinuer que la tendance de cette petite association n’était pas bonne. Ils comprirent d’où venait l’avis et ne se firent pas dire deux fois qu’il y fallait renoncer. En dehors des jouissances intellectuelles, qu’est-ce que Rome offrait aux étrangers? La contemplation des œuvres d’art et des antiquités, les réunions mondaines de l’aristocratie ou du corps diplomatique, les grandes fêtes catholiques de la semaine sainte. Les Ticknor virent tout, avec la curiosité de gens qui viennent de loin; malgré la différence de religion, ils s’émurent en assistant à la prise de voile d’une jeune patricienne et aux cérémonies de la chapelle Sixtine. Puis, le printemps venu, ils se remirent en route, consacrèrent leur été à visiter Milan, Venise, Munich, Heidelberg; ils arrivèrent enfin à Paris en septembre 1837 pour y passer leur troisième hiver.

On s’en est déjà aperçu, Ticknor recherche dans chacune des villes où il fait séjour deux sociétés bien distinctes : d’une part les érudits, et surtout ceux qui se sont adonnés à l’étude des anciennes langues européennes, de l’autre les hommes politiques avec qui l’on peut causer à loisir de questions sociales et religieuses. Tout est pour le mieux, s’il a la bonne fortune de les voir réunies dans les mêmes salons. Paris lui offrait bien des ressources sous ce double rapport. Ainsi Fauriel était à son avis l’homme du monde le plus instruit en ce qui concerne la littérature espagnole des temps primitifs.