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Il rencontrait chez le baron de Gérando et chez Ternaux-Compans les savans les plus distingués de l’époque, Jomard, « dont on ne saurait trop admirer la modestie et le savoir, » Jouffroy, « le professeur libéral, » Villemain, devenu célèbre depuis qu’il l’avait entendu à la Sorbonne en 1817, Aimé Martin, « d’une ignorance honteuse pour ce qui a rapport à l’Amérique, » M. Mignet, qu’il s’étonne de trouver si jeune, connaissant les ouvrages déjà sortis de sa plume. Celui qu’il préfère entre tous, c’est Augustin Thierry, presque aveugle, a moitié paralysé, toujours laborieux cependant et préparant, avec l’aide de deux ou trois secrétaires, ses ouvrages sur l’affranchissement des communes ou sur les temps mérovingiens. Il est assez de mode aujourd’hui de critiquer les étymologies suspectes d’Augustin Thierry et la couleur locale plus ou moins exacte dont il eut l’art d’orner ses moindres écrits. C’était nouveau dans ce temps; le lecteur l’en croyait sur parole, heureux de rencontrer l’élégance de la forme alliée à l’appareil d’une érudition sérieuse. Ticknor assistait aussi à une séance de l’Académie des Sciences morales et politiques; il avouait n’avoir vu nulle part une séance académique plus digne ni avoir entendu des lectures plus instructives que l’éloge de Rœderer par M. Mignet, ou un mémoire de Rossi sur la situation du droit civil en France. En dehors de cette région sereine de la haute littérature, il avoue franchement que le reste lui déplaît. Les libraires lui apprennent qu’ils ne gagnent de l’argent qu’avec les rééditions d’auteurs connus, surchargées de gravures ou d’illustrations. La comédie française, depuis Molière, est pleine d’allusions grossières. Au moins le ton général en était autrefois respectable; maintenant le théâtre est immoral. Les romanciers prêchent des doctrines inconvenantes. Comment s’expliquer cela? Est-ce que les classes moyennes, qui vont au spectacle, qui lisent les romans populaires, sont vraiment corrompues? La richesse, l’éducation même, plus répandues qu’autrefois, ouvrent-elles la porte aux passions vicieuses? Il est tenté de le croire. La brièveté de son séjour, le monde exclusif qu’il fréquente, ne lui permettent pas de pénétrer au cœur de la société française et d’en percevoir le véritable esprit. Bien d’autres étrangers se sont trompés à nous juger sur les apparences. Et puis, s’il nous croit moins moraux, s’il soupçonne une sorte de décadence dans les mœurs depuis l’époque de son premier voyage, c’est peut-être qu’en prenant des années il est devenu plus exigeant. Cet humaniste, qui connaît si bien ses auteurs, est à son insu le laudator temporis acti du poète latin.

Il y avait encore à Paris quelques-unes des grandes familles légitimistes que Ticknor y avait connues en 1817, par exemple la duchesse de Rauzan, fille de « l’admirable » duchesse de Duras, chez