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qui revenaient de Constantinople et des ministres des affaires étrangères déclarer d’un ton de certitude que personne ne voulait la guerre, que nous avions devant nous deux ans de paix assurée? Quelques jours plus tard les Russes passaient le Pruth, Pendant de longs mois, l’Europe tout entière s’est appliquée à conjurer cette guerre dont les conséquences probables l’effrayaient; toutes les précautions qu’elle a pu prendre n’ont servi qu’à précipiter le sinistre dénoûment. Mémorandums, conférences, protocoles, ont tourné à mal, et on a mis le feu aux poudres en cherchant à les noyer. Le public européen se demande si tant de bonnes intentions ont été traversées par une politique machiavélique, aussi raffinée dans ses moyens que profonde dans ses calculs, ou si l’irréflexion, les entraînemens, les maladresses n’ont pas tout fait, si les malins ne sont pas des dupes, et s’il ne faut pas répéter avec Voltaire : «Ainsi va le monde sous l’empire de la fortune; elle nous fait jouer en aveugles à un jeu terrible, et nous ne voyons jamais le dessous des cartes. »

Une chose est certaine, l’Allemagne désire sincèrement que la guerre qui vient d’éclater en Orient soit resserrée dans son foyer, et beaucoup d’Allemands, lesquels ne sont pas tous députés au Reichstag, sont persuadés que c’est M. de Bismarck qui, après avoir fait la part du feu, l’empêchera de gagner la maison voisine. L’un d’eux nous disait : — « On juge mal le chancelier. Il a jadis étonné l’Europe par son audace, il l’étonnera par sa sagesse et sa modération. Au plus fougueux des tempéramens, il joint cette haute raison (qui met un frein à l’esprit d’entreprise et lui interdit de dépasser le but; il a le sens de la mesure, du possible, et il se connaît en vraie gloire. Tenez pour certain qu’il est moins occupé de rêver des agrandissemens périlleux qui compromettraient son œuvre que de la rendre durable, définitive, de bâtir sa maison à chaux et à ciment, de mettre hors d’insulte et hors de discussion le puissant empire qu’il a créé. Il disait en 1874 : « J’ai besoin de dix ans de paix pour faire l’Allemagne. » La guerre générale le dérangerait dans son travail. Vous objecterez peut-être qu’il ne tenait qu’à lui d’étouffer dans sa naissance le conflit oriental et d’arrêter la Russie comme plusieurs d’entre nous avaient la candeur de le lui demander. L’alliance moscovite a joué toujours un trop grand rôle dans ses combinaisons et lui a rendu de trop grands services pour qu’il ne se crût pas tenu de la ménager. Il n’a pas fait cause commune avec les Russes, mais il a usé de tolérance; il leur a dit : « Dieu vous soit en aide ! passez le Pruth à vos risques et périls ! » Il ne pouvait lui convenir que, ne trouvant pas à Berlin les complaisances, les empressemens auxquels ils pensaient avoir droit, ils allassent chercher ailleurs un allié. Son déplaisir a été vif lorsqu’il a cru s’apercevoir que Saint-Pétersbourg coquetait avec Paris ; cette intrigue coupable lui a porté sur