Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/259

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obstacle à la tolérance religieuse. Les auto-da-fé ont cessé, et le voyageur a de la peine à retrouver dans les villes espagnoles remplacement du quemadero où tant de victimes ont laissé leurs cendres; le saint-office est aboli, son œuvre reste. L’expulsion des juifs et le bûcher des hérétiques n’ont laissé debout en Espagne qu’un seul culte, en sorte que la tolérance y paraît sans objet, et la liberté religieuse sans utilité pratique. Il n’y a d’autres protestans espagnols que les rares prosélytes des sociétés bibliques, et les seuls juifs de la Péninsule s’abritent à Gibraltar sous le pavillon britannique.

Là est une des grandes différences entre l’Espagne et la France. Chez nous, l’intolérance n’a pu achever son œuvre; le judaïsme, le protestantisme surtout, ont, à travers toutes les persécutions de l’ancien régime, conservé assez d’adhérens pour que la liberté religieuse eût un objet réel et pressant, pour que l’église dominante ne pût prétendre être seule nationale. Ce fait a eu sur le développement moral et intellectuel des deux nations une influence plus grande qu’on ne le suppose d’ordinaire. Si dans les deux pays certain parti cherche à rétablir la solidarité de l’église et de l’état, à confondre dans le présent comme dans le passé le patriotisme avec le zèle religieux, de telles tentatives sont bien plus naturelles, elles ont bien plus de chances de succès dans la patrie de saint Ignace de Loyola et de sainte Thérèse que dans celle de Calvin et de Coligny. La foi catholique est encore, dans l’opinion du plus grand nombre, une condition de la nationalité espagnole. En France, où l’existence des protestans et des juifs s’impose comme un fait, il est malaisé de contester la liberté des cultes; les plus zélés catholiques sont contraints d’admettre la tolérance religieuse comme une des conséquences regrettables, mais nécessaires, de notre histoire nationale. En Espagne, les catholiques peuvent méconnaître l’obligation de concéder des droits à des sectes qui n’existent point sur le sol espagnol ; il leur en coûte de renoncer au bénéfice de dix siècles de luttes et de victoires.

L’unité religieuse, tel est le mot d’ordre des adversaires de la liberté de conscience; ce que les défenseurs des droits de l’église mettent en avant, c’est l’intérêt politique, l’intérêt de la nation. « Pourquoi, disent-ils, ajouter une cause de dissension à toutes celles qui nous divisent? A quoi bon abandonner un privilège historique qui a fait la force de l’Espagne, et que lui envie l’étranger déchiré par les querelles religieuses? » La conformité des croyances est ainsi représentée comme le grand lien national dans un pays où tous les autres liens de mœurs, de commerce, de langue même, sont faibles et semblent toujours prêts à se rompre. La religion est signalée