Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/283

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais il faut avouer que voilà une singulière correspondance entre une mère et son fils, et que la jalousie littéraire fait ici un assez vilain effet. Anselme Feuerbach, le jurisconsulte, père du célèbre philosophe de nos jours, nous fait en ces termes piquans le portrait de Johanna Schopenhauer : « Mme Schopenhauer, riche veuve. Fait profession de bel esprit; jacasse beaucoup et bien, mais sans cœur et sans âme; contente d’elle, recherchant les applaudissemens, se souriant toujours à elle-même. Dieu nous garde des femmes dont le génie ne vise qu’à l’esprit! Le siège de la supériorité féminine est dans le cœur. » Ces paroles d’un témoin désintéressé expliquent et excusent en partie la froideur de Schopenhauer pour sa mère. Cependant on comprend difficilement que, recevant communication de ce passage par les soins de Frauenstœdt, il réponde : « Merci du passage que vous m’avez envoyé, et que je ne connaissais pas; le portrait n’est que trop ressemblant, et je n’ai pu m’empêcher de rire. » Sans trop forcer les choses, il y a là au moins peu de délicatesse.

En définitive, Mme Schopenhauer aimait son fils à sa manière ; « Il est nécessaire à mon bonheur, lui écrivait-elle, de te savoir heureux, mais non pas d’en être témoin. Je te l’ai toujours dit, il me serait trop difficile de vivre avec toi. Je ne te le cache pas, tant que tu seras ce que tu es, je me déciderai à toute espèce de sacrifice plutôt que de m’y résigner. Je ne méconnais pas ce qu’il y a de bon en toi, et ce qui me blesse de ta part n’a pas sa source dans ton cœur, dans ton intérieur, mais dans ta manière d’être extérieure, dans tes opinions, tes jugemens, tes habitudes. En un mot, je ne puis m’accorder en rien avec toi pour ce qui concerne le monde extérieur. Ta mauvaise humeur, tes plaintes sur des choses inévitables, tes pensées obscures, tes jugemens bizarres que tu avances comme des oracles, sans qu’on te puisse faire aucune objection, blessent la sérénité de mon humeur sans que cela puisse te servir à rien. Ta maladie de dispute, tes lamentations sur la bêtise du monde et la misère humaine, me donnent de mauvaises nuits et de mauvais rêves. » Cette naïve expression de l’égoïsme féminin, jointe à un fonds de sensibilité maternelle, explique, mieux que tous les discours, les rapports de Schopenhauer et de sa mère : l’un était un ours assez désagréable, l’autre un bel esprit nerveux. Ils ne devaient s’entendre que de loin. Malgré tout, sauf certaines picoteries, on ne voit pas qu’il y eût rien de bien grave entre la mère et le fils, et les biographes eussent été peut-être mieux inspirés en passant sous silence ces regrettables détails, si intéressans qu’ils soient en eux-mêmes pour l’histoire du cœur humain. Au moins était-il inutile de tirer de là une occasion pour faire, comme