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lequel toute famille considérable avait son rang et trouvait sa place: il leur suffisait que le détenteur de l’autorité, à tous les degrés de la hiérarchie, conformât sa conduite aux maximes du Koran. Les exécutions les plus cruelles, ordonnées par un khan contre des ennemis vaincus pour assurer les fruits de la victoire, ou contre des rebelles pour punir une révolte, n’ôtaient rien à sa popularité, étant autorisées par la loi religieuse. À ce régime tout féodal, les Russes ont substitué brusquement leurs institutions locales, si profondément démocratiques. A côté de leurs préfets, ils ont établi des assemblées provinciales électives; l’aksakal est devenu l’élu de ses concitoyens, il reçoit un traitement sur les fonds de la commune, il a un conseil municipal électif; le vote des taxes locales et la fixation du budget appartiennent aux assemblées provinciales et communales. Les fonctions des juges indigènes ont elles-mêmes été mises à l’élection. Habitués à voir toute autorité venir d’en haut, les Asiatiques ne comprennent rien au système électif, ils supplient les fonctionnaires russes de leur désigner qui ils doivent élire, et ils ne voient dans les institutions dont on les a dotés que des instrumens d’exactions. Tous les membres des familles influentes se tiennent à l’écart des élections et des fonctions électives, de peur de compromettre leur dignité ou leur popularité, et les Russes se trouvent avoir atteint un but contraire à celui qu’ils poursuivaient.

La haine de la domination étrangère est entretenue et attisée par l’antagonisme religieux. Les populations du Turkestan sont ardemment musulmanes. Le vendredi, les 300 mosquées de Tashkend suffisent à peine à contenir les croyans qui viennent accomplir les rites de la jumma. Des ordres religieux et des confréries sans nombre ra- vivent sans cesse le zèle des fidèles. Les Russes n’apportent aucun obstacle à l’exercice du culte musulman, mais ils ne cachent point assez le dédain qu’ils ressentent pour lui : sans respect pour les préjugés et les croyances de leurs sujets, ils pénètrent dans les mosquées, s’y promènent librement et se donnent le spectacle des cérémonies qui s’y accomplissent. Ils n’hésitent point à s’emparer des édifices religieux pour les approprier à des services publics : c’est ainsi qu’à Samarcande une mosquée a été transformée en salle à manger et en salle de billard pour les officiers de la garnison. La population considère ces actes comme autant d’outrages à ses croyances. Aussi les autorités russes ont-elles été obligées, à Samarcande et à Tashkend même, d’interdire les prédications que les derviches avaient l’habitude de faire en public, parce que ces prédications étaient toujours suivies de désordres. Les fêtes religieuses et les pèlerinages sont pour elles un sujet constant d’inquiétude, et elles surveillent avec la plus grande attention toute tentative pour établir des rapports avec Constantinople. Un de leurs premiers griefs