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auparavant il avait eu quelques ordres à donner et certains préparatifs à surveiller pour assurer la destruction complète de cette préfecture de police où son ami Raoul Rigault et lui avaient trôné en maîtres en faisant bombance et chère lie. Il était près de neuf heures et demie lorsqu’il se présenta de nouveau à la prison ; il savait que les minutes étaient précieuses et qu’il devait se hâter s’il voulait accomplir toute l’horrible besogne qu’il s’était bénévolement imposée. Cette fois il n’était plus seul ; outre les Vengeurs de Flourens qui l’escortaient, il était accompagné de quatre personnes parmi lesquelles on reconnut deux magistrats de la commune. Suivi de sa bande, comme un pacha de ses chaous, rejoint par le directeur Fouet, il entra dans le cabinet réservé, en temps normal, aux juges d’instruction ; là, il se fit remettre le registre d’écrou par le sous-brigadier Braquond, qui resta debout derrière lui. On avait apporté une grande feuille de papier, afin d’y dresser la liste des détenus que l’on réservait pour la mort. Ferré se perdait dans toutes ces écritures, Eugène Fouet, aussi inhabile que lui en inscriptions pénitentiaires, l’embrouillait encore involontairement au lieu de l’aider ; le greffier de service n’avait garde de paraître, et le sous-brigadier restait impassible en apparence. On gagnait du temps, et à cette heure de fusillade incessamment rapprochée, le temps c’était le salut. Ferré ne voulait pas agir isolément, comme pour George Veysset ; il espérait en finir avec tous « les suspects » et offrir aux fusils de ses hommes une fournée complète. Le premier nom qu’il écrivit fut celui de Joseph Ruault, prétendu agent bonapartiste, arrêté depuis le 15 mai par son ordre et écroué au secret sous le no 3,546, dans la cellule 62. Il écrivit ce nom de souvenir, sans l’avoir vérifié sur le registre. Braquond le lut, s’éloigna d’un air nonchalant, comme un homme fatigué d’attendre ; puis, quand il fut hors de vue, pénétra rapidement dans la division cellulaire, ouvrit la porte du cabanon de Ruault, prit celui-ci par le bras, lui dit à voix basse : — À aucun prix, ne répondez à l’appel de votre nom ; — puis, en grande hâte, le conduisit au commun des hommes et le poussa, le noya, au milieu de trois cents détenus[1].

Ceci fait, le sous-brigadier revint tranquillement dans le cabinet du juge d’instruction. — vite, lui dit Ferré, appelez Ruault. — Braquond s’élança dans les couloirs en criant : Ruault ! à toute voix. —

  1. Cet homme s’appelait en réalité François Ruault : c’est par erreur qu’il avait été écroué sous le nom de Joseph. Le véritable Joseph Ruault, celui que la commune recherchait avec passion, dont nous parlerons plus tard et qui fut massacre rue Haxo, avait été directement incarcéré le 16 mai à Mazas par ordre de Raoul Rigault et était transféré depuis le 22 à la Grande-Roquette.