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étrangers à toute ambition, indifférens à toute jouissance, sauf au plaisir de boire le raki à grands coups, ces paysans n’ont d’autre souci que celui de voir revenir chaque jour à leur heure les repas dont les olives, le fromage et le pain font tous les frais.

Comme en Écosse, les gens des hautes et des basses terres diffèrent ici quant au caractère et quant aux mœurs. Les plus âpres montagnes de la Crète sont les Monts-Blancs ; c’est là qu’il faut chercher les highlanders crétois. Ce massif presque inaccessible est la citadelle de toutes les insurrections ; le nom de son principal district, Sphakia, est resté célèbre. Les Sphakiotes se sont rendus eu tout temps redoutables aux vénitiens, aux Turcs et surtout à leurs compatriotes pacifiques de la plaine, sur lesquels ils percevaient un véritable blackmail avant que la police rurale ait été organisée. Pallikare et voleur de bestiaux, c’est tout un. La morale sphakiote ne se fait aucun scrupule de déclarer de bonne prise tout le butin conquis à la pointe de la longue makhaira, et comme en Orient les rites sont toujours l’essentiel de la religion, les plus audacieux bandits se croient quittes envers le ciel grâce aux jeûnes prolongés du carême orthodoxe.

L’air des montagnes est d’une merveilleuse pureté ; aussi tous sont-ils là exempts des terribles fièvres qui désolent les vallées basses. La race est haute de taille, robuste et fréquemment blonde : les femmes et les filles, quand elles vont à la fontaine, rappellent, par la correction de leurs attitudes, par la pureté des lignes de leurs visages, par la lenteur traditionnelle de leur démarche, les porteuses d’amphores des bas-reliefs antiques. Les Européens se plaisent à ce spectacle plein de réminiscences classiques ; mais il va sans dire que la rusticité des beautés villageoises dures au travail ne comporte aucune grâce, ni aucune élégance de mœurs. Il faut aussi leur rendre cette justice, qu’elles ne sont pas vénales, et que l’immoralité est relativement rare dans les campagnes.

Quant aux hommes, avec leur haute taille, leur carrure, leur visage haut en couleur, ils ressemblent aux Suisses de Marignan et de Pavie. Comme les Suisses encore, leurs pères étaient une race de mercenaires. Pendant une longue période historique, l’islam pesait sur eux, et ils n’ont pas pu rester fidèles à cette vocation de leurs aïeux ; mais il leur reste de leur origine une humeur inquiète qui les porte à désirer les changemens. Ils se jettent à l’étourdie dans les pires aventures, sauf à reculer au premier choc devant des obstacles dont, avec de la persévérance, ils pourraient triompher. Cette impétuosité aveugle et cet oubli de toute prudence leur ont été souvent funestes. De plus, suivant la tradition antique des archers crétois, ils n’aiment à combattre que de loin, avec leur fusil bien appuyé ; dès que l’action menace de s’engager corps à corps,