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Antoine, continué par Salammbô : sans doute, sur la singularité de l’une et l’autre tentative, ce n’était qu’un seul cri ; mais aussi ce n’était qu’un accord sur la rare puissance d’imaginer et de peindre dont elles portaient témoignage. Là-dessus, éclairé par la critique, averti de son originalité vraie, l’auteur s’avisait un jour qu’il faisait fausse route : en effet, ce n’est pas la peine de savoir calquer la réalité comme à la vitre, et de s’être étudié laborieusement à fixer d’un mot les moindres apparences des choses, les plus fugitives et les plus ondoyantes, si l’on n’applique, enfin ce curieux talent qu’à décrire les jardins imaginaires d’Hamilcar et le temple conjectural de Tanit ou de Baal-Eschmoûn. N’est-ce pas bénévolement compromettre le profit littéraire de tant de travail et de persévérance obstinée, que d’ôter au public les moyens de constater, au doigt et à l’œil, l’exactitude et la minutie de l’imitation ? Un peintre, s’il est capable de reproduire au vif quelque intérieur parisien ou normand, ne saurait s’attarder longtemps à représenter sur la toile des intérieurs étrusques ou carthaginois. M. Flaubert brisa donc avec l’érudition et l’archéologie : c’est alors qu’il essaya du théâtre, et ce fut sa dernière erreur. Le roman moderne, le roman de mœurs contemporaines était là, mal remis de la perte de Balzac, « tirant l’aile et traînant le pied ; » M. Flaubert s’en empara vigoureusement et nous donna l’Éducation sentimentale. A la vérité, bien des défauts encore ! les longueurs du récit, l’abondance excessive de la description, l’insignifiance des personnages, la vulgarité des aventures, la lenteur de l’intrigue, péniblement nouée, plus péniblement dénouée, choquaient et nuisaient surtout à cet intérêt de curiosité que nous cherchons toujours un peu dans le roman, que nous avons raison d’y chercher. Il restait à faire un dernier effort, M. Flaubert le fit. Il ne craignit pas de s’exiler en province ; il fut du comice agricole, il entendit jouer Lucie de Lammermoor sur le théâtre de Rouen, il vit de ses yeux cette belle tête phrénologique à compartimens, qui devait orner plus tard le cabinet de l’officier de santé d’Yonville ; même, il pratiqua le pharmacien Homais, son laboratoire et son capharnaüm, sa fille Athalie, son fils Napoléon ; il fréquenta chez Tuvache, le maire, chez Binet, le percepteur, et de ce monde pesamment bourgeois, de ces mœurs de province, il tira son chef-d’œuvre, et le chef-d’œuvre peut-être du roman réaliste. Car on peut discuter le genre, on peut lui contester ses titres, n’y reconnaître qu’une descendance illégitime, une forme inférieure de l’art ; on ne saurait nier ni la valeur de l’artiste, ni l’importance de l’œuvre, ni l’influence qu’elle exerce encore sur le roman contemporain. Oui ! c’est bien ainsi qu’il semble, — à distance, — que les romans de M. Flaubert eussent dû se succéder, dans un bel ordre » chaque effort nouveau marquant un nouveau pas de l’auteur vers la perfection de son genre, et chaque œuvre nouvelle offrant à la critique une occasion