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incurable de toutes les raisons dont l’influence, souvent secrète, amène les événemens ? Sont-ce vraiment des séries indépendantes que celles « qui se prêtent à des points de concours fixes et prévoyables ? » Et si, comme M. Cournot le pense, tous les fils de la trame universelle sont tenus en une seule main, pour qui les verrait là, toute ambiguïté et toute incertitude sur les nœuds qu’ils formeront n’auraient-elles pas disparu ? et notre intelligence n’aurait-elle pas alors uniquement à se mettre en garde contre les chances d’erreur attachées à ses organes imparfaits, sans se préoccuper d’une irrégularité fictive des choses ? En fin de compte, ce qui domine dans le monde, d’après M. Cournot, c’est la régularité et l’harmonie ; les accidens eux-mêmes finissent par trahir des lois qui les régissent. Ceci nous amène à la thèse capitale de M. Cournot sur la raison et la probabilité philosophique.

Certes on ne saurait soutenir aujourd’hui, après les mémorables analyses de Kant, que la raison humaine a une intuition directe de l’absolu, et que nous pouvons lire en nous-mêmes, dans nos idées, les formules éternelles dont le monde serait le développement ; les croyances philosophiques ont d’autres assises que les certitudes mathématiques. Mais n’y a-t-il pas, dans le système total de nos connaissances touchant les choses, une région moyenne et nodale d’entière certitude, au-dessous et au-dessus de laquelle s’échelonneraient des probabilités d’espèces différentes ?

Sous le nom d’idées fondamentales, M. Cournot nous paraît faire tenir à la fois ce que Kant appelait formes a priori de la sensibilité et catégories de l’entendement, c’est-à-dire les conditions organiques de la représentation et de la pensée, et les conceptions théoriques des diverses sciences, — et peut-être est-ce pour avoir fondu violemment en un seul ces deux groupes distincts qu’il a été conduit à attribuer au tout l’incertitude relative d’une partie. Peut-on cependant les confondre ? Il est en nous des notions et des vérités qui nous apparaissent comme les conditions de toute expérience possible. Pouvons-nous nous représenter un objet et le penser sans le placer dans le temps et dans l’espace, sans en faire une quantité, sans le rapporter à quelque chose qui le détermine, et sans le concevoir comme une variation dans un total constant ? Espace, temps, nombre, causalité, substance, sont engagés en toutes les démarches de notre intelligence, et quand, par une fiction violente, nous les supposons détruites, ces notions rentrent de force en nos pensées ; pour les contester, il faut les supposer. De même, quand nous essayons de les déduire de l’expérience, elles sont présentes aux élémens qui seraient censés les produire. Ce sont là, d’après la critique kantienne, les vérités universelles et nécessaires qui fondent la possibilité et l’objectivité de nos connaissances. Il est permis de les