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Qu’on aportast Mahom, et celle l’aoura[1].

Au XIIe siècle, Mahomet devient un hérésiarque. En cette qualité, Dante lui assigne une place de premier rang dans son enfer, en compagnie de fra Dolcino, un communiste, et du troubadour Bertram de Born. Des démons lui déchirent la chair et recommencent au moment où ses blessures sont à demi guéries. Plus tard encore nous voyons des romans où « Baphomet » est dépeint comme souillé de tous les crimes, débauché, voleur, assassin, ou bien encore c’est un cardinal qui, ayant échoué dans ses efforts pour devenir pape, invente une religion nouvelle pour se venger de ses rivaux. Les premiers théologiens protestans ne sont pas plus doux. Luther se demande lequel est le pire de Mahomet ou de Léon X ; Mélanchthon, si ce n’est pas lui qui est Gog, à moins qu’il ne soit Magog. Au XVIIe siècle paraît sous le titre Antichristus Mahometes, et avec un sous-titre long d’une aune, un savant traité qui démontre plene, fuse, invicte, solideque que Mahomet est le véritable Antéchrist. Les écrivains catholiques ne restaient pas en arrière en fait de jugemens passionnés. « Pourquoi, se demande Genebrard, controversiste qui eut un certain renom, pourquoi Mahomet a-t-il écrit son Koran en arabe, et non pas en hébreu, en grec ou en latin ? — C’est, répond-il, que Mahomet était une bête et ne savait qu’une langue appropriée à son état bestial. »

Pourtant le Koran fut traduit pour la première fois en français en 1649 par André du Ryer. Cette publication fit scandale, et quand l’abbé Maracci en 1697 en fit une autre traduction, ce ne fut pas sans y joindre une volumineuse refutatio Alcorani. De même, lorsque l’Anglais Alexandre Ross fit passer dans sa langue natale la version de du Ryer, il eut soin de faire précéder son œuvre d’un bénin caveat dont voici un échantillon : « Bon lecteur, le grand imposteur arabe est enfin, après mille ans, arrivé en Angleterre par voie de France, et son Alkoran ou galimafrée d’erreurs, — un petit babouin aussi disgracieux que son père et aussi plein d’hérésies que sa méchante tête l’était de teigne, — a appris à parler anglais. »

Il n’est pas possible, en présence de pareilles préventions, de s’attendre à un jugement quelque peu impartial ; mais au XVIIIe siècle l’opinion subit une première modification, qui fut, il est vrai, bien

  1. C’est du reste une illusion fréquente chez les sectateurs ignorans d’une religion que de reporter naïvement sur les religions inconnues les formes qui leur sont familières. Les peintres jusqu’au XVIIe siècle dessinent des clochers au milieu des toits de Jérusalem. Ils habillent en Turcs les soldats romains qui crucifient Jésus, puisque ces soldats sont des païens et que les Turcs sont païens. Je me rappelle que, me trouvant à côté d’un brave homme au moment où j’entrais dans la petite mosquée érigée au Champ de Mars en 1867, je l’entendis expliquer à ses compagnons comment c’était là que « les mahométans disaient la messe. »