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moins provoquée par le sentiment nouveau de la grandeur historique de l’islamisme que par l’esprit d’hostilité à toutes les religions se disant révélées. Pour faire pièce à l’église, il n’était pas maladroit de relever le mahométisme et son fondateur ; mais, à un point de vue plus général encore, il paraissait de bonne guerre de montrer comment l’une des plus puissantes religions du globe n’avait d’autre origine que l’habileté suprême d’un fourbe. C’est ainsi que Mahomet apparaît dans la célèbre tragédie de Voltaire. Son œuvre est ramenée aux proportions d’une imposture grandiose dont il faut admirer la hardiesse, le prestige, la réussite, mais dont l’auteur est moralement méprisable.

Il faut toutefois signaler dès lors l’ouvrage bien oublié aujourd’hui, mais qui fit sensation en son temps, d’un certain Gagnier, Français de naissance, chanoine de Sainte-Geneviève, qui tout à coup voulut se faire protestant, passa en Angleterre et dut à sa connaissance étendue des langues sémitiques d’être nommé professeur d’arabe à Oxford. C’est lui qui le premier composa une histoire de Mahomet d’après celle d’Abulfeda, le plus ancien et le plus fidèle des historiens arabes alors connus. Gibbon s’en servit beaucoup dans sa remarquable biographie de Mahomet, l’une de ses meilleures compositions. Il est vrai que ses tendances bien connues empêchèrent la plupart de ses lecteurs de lui accorder une confiance entière ; la part qu’il fit à l’éloge dans ses appréciations leur semblait toujours du parti-pris contre le christianisme. Notre siècle vit enfin paraître les grands travaux d’histoire religieuse, fondés sur une connaissance de plus en plus riche des sources originelles. Les travaux de MM. Muir, Caussin de Perceval, Barthélémy Saint-Hilaire, Weil, Dozy, Sprenger, etc., bien que conçus à des points de vue très différens, ont en tout cas dégagé les faits primitifs et positifs sur lesquels on peut asseoir un jugement motivé. Incontestablement la personne de Mahomet a plus gagné que perdu à cette mise en pleine lumière de son œuvre. Cependant, telle est la force des préjugés traditionnels, l’Angleterre se rappelle encore la surprise qui la fit tressaillir le jour où elle apprit que M. Carlyle, dans son ouvrage sur les Héros et leur culte, voulant étudier le « héros en tant que prophète, » avait choisi comme type du genre, non pas Moïse ou Élie, mais Mahomet.

Il est évident que, pour juger le prophète de La Mecque, il faut avant tout se rendre compte de l’état social et moral de l’Arabie avant son entrée en scène. On sait que depuis des siècles cette vaste contrée était parcourue en tous sens par d’innombrables tribus de pasteurs guerriers. Bien peu d’Arabes vivaient de commerce comme les habitans de La Mecque, ou d’agriculture sédentaire comme ceux de Médine. Faut-il attribuer au charme étrange de la