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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/174

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des amis, lui obtienne d’un éditeur un à-compte sérieux sur le prix de son travail. Muni de cet argent, le premier qu’il ait gagné à la sueur de son front, il s’empresse de réaliser un de ses rêves. L’idée lui est venue de voir l’Angleterre. Il connaît déjà une partie de nos frontières de l’est, la Bresse, la Savoie, la Suisse ; il voudrait visiter Londres et juger de près les contrastes dont la vie anglaise est remplie. Il y passe un mois et revient en France pour se replonger dans Herder, il veut pouvoir lui dire un jour : « Le zèle de votre maison m’a dévoré. » Ce n’est pas assez de traduire le maître, il faut l’introduire, il faut marquer sa place et le présenter au public. Qui donc se soucie de Herder dans cette France de 1825 ? Herder y est encore moins connu que le prophète Habacuc. C’est Quinet lui-même qui dans une lettre à sa mère nous rappelle ainsi en souriant les éblouissemens de La Fontaine. Avez-vous lu Habacuc ? disait le bonhomme. Quinet dit volontiers à tout venant : Connaissez-vous Herder ? Il le demande un jour bien timidement à un homme très digne de respect, M. de Gérando, l’aimable historien de la philosophie, qui prend feu aussitôt pour l’entreprise du jeune écrivain et lui envoie ces encourageantes paroles : « Vous avez fait, monsieur, une chose que j’avais réservée pour ma vieillesse. Je ne puis rien vous dire de plus, sinon que je vous aiderai de tout mon pouvoir. J’ai là à peu près deux mille volumes qui sont à votre service. Je veux vous donner mes ouvrages. Vous viendrez me voir souvent, vous me parlerez de Herder, que mon ami intime Camille Jordan a beaucoup connu et dont il raffolait. »

Tout ne va donc pas si mal, Habacuc pourrait être jaloux de Herder. Mais ceci n’est rien encore ; à la lettre qui suit (mai 1825, c’est une date mémorable dans la jeunesse de Quinet), il commence par ces mots : « Je suis le plus heureux des hommes ! Il n’y a pas vingt minutes que M. Cousin me serrait la main et m’appelait son cher ami. Tu n’entends rien à cela. Il faut s’expliquer. » Oui, certes, à cette explosion d’enthousiasme un commentaire était indispensable. La mère de Quinet, dans sa petite maison de Charolles, pouvait-elle savoir en 1825 ce que représentait Victor Cousin pour la jeunesse studieuse ? Ce nom ne lui en disait guère plus sans doute que le nom d’Habacuc ou de Herder. L’aimable fille de la société voltairienne, bien qu’elle admirât beaucoup Mme de Staël, en était restée a la tradition du XVIIIe siècle, et c’est pour cela qu’elle avait applaudi aux Tablettes du Juif-Errant ; mais Quinet depuis deux ans était parti à grands coups d’ailes pour des régions inconnues. Sur la route de ces domaines nouveaux, il n’avait encore aperçu qu’un seul homme dont la pensée répondit à la sienne. Cousin aussi, à cette date, cherchait des mondes nouveaux. Il semblait tenir en mains certaines clés mystérieuses. On le voyait franchir des