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A la vérité, M. Joseph Brunet, ministre de l’instruction publique, a vu à ses pieds « un précipice béant ; » c’est une ressemblance entre Pascal et lui, et c’est peut-être la seule. Ce précipice béant, ni la France ni l’Europe ne le voyaient, elles en sont réduites à croire M. Brunet sur parole. Si le 16 mai a sauvé la France d’un grave péril, il est regrettable que ce péril fût latent ; beaucoup de gens ne croient pas aux dangers latens et les tiennent pour des dangers fictifs. Ce n’est pas tout d’avoir raison, il faut en avoir l’air. Que penserait-on d’un médecin qui, dans la prévision qu’un de ses malades aura un jour quelque fièvre pernicieuse, lui administrerait par anticipation de fortes doses de quinine ? La sagesse des nations nous enseigne que certains remèdes sont par eux-mêmes des maux dont il ne faut se servir que dans un besoin pressant, et les mauvaises langues prétendent que certains médecins nous guérissent facilement du mal que nous n’avons pas, mais qu’ils ne nous guérissent jamais du mal qu’ils nous font par leurs drogues.

C’est l’éternelle illusion de ceux qui s’appellent les conservateurs français de s’imaginer que leur politique peut compter sur les sympathies de toutes les puissances monarchiques de l’Europe. Le lendemain du 24 mai 1873, le nouveau cabinet s’empressa d’insinuer aux gouvernemens étrangers qu’ils devaient voir d’un œil favorable et bienveillant ce qui venait de se passer, que le vote de l’assemblée nationale était une victoire remportée sur les passions révolutionnaires dont la France est le foyer, et qu’en renversant M. Thiers, les coalisés avaient travaillé pour la cause de l’ordre et de la tranquillité dans tous les pays. L’Europe parut médiocrement sensible au service qu’on venait de lui rendre, elle n’eut pas l’air de croire que les coalisés eussent des titres particuliers à sa reconnaissance. Les conservateurs français commettent un anachronisme ; ils se croient encore en 1820, ils se figurent que le congrès de Laybach va se rouvrir. Le temps n’est plus où les monarchies, grandes ou petites, s’entendaient pour combattre partout la révolution et le libéralisme ; les principes de 89 ont forcé toutes les portes, et le monde leur appartient. On disait jadis que, quand la France a un rhume, l’Europe tout entière éternue ; aujourd’hui l’Europe tout entière est enrhumée, et ce qui est singulier, elle considère son rhume comme une garantie de santé. Les voisins immédiats de la France sont un royaume et un empire qui doivent leur fondation à l’alliance conclue par deux souverains avec une idée révolutionnaire.

Au surplus le dogmatisme est mort, et l’Europe est en voie de se convertir à la politique réaliste. Les hommes d’état du temps présent ont appris et désappris beaucoup de choses ; ils ne croient plus à la vertu magique de certaines formules, ils estiment que les questions de gouvernement sont le plus souvent des questions de circonstances et