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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/378

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briserait tout dans la maison de Lippo, et on l’enverrait aux galères ! telle est la crainte du petit Signa. Bruno l’aime d’un amour sauvage et emporté qui a quelque chose de terrible dans son dévoûment même.

On peut dire qu’en les peignant, lui et son frère, l’auteur a mis en présence, avec une justesse d’appréciation remarquable, les deux types principaux du peuple italien de ces régions : d’une part, le descendant d’une longue lignée de laboureurs qui a fait suite à une longue lignée de soldats, le paysan de race, dont le profil sévère et l’allure majestueuse font songer aux prophètes de Signorelli quand il marche auprès de ses bœufs ; d’autre part, le fils dégénéré de cette même race, issu d’une mésalliance avec une artisane de la basse-ville, qui a légué à son rejeton une douceur qui n’est que de l’indolence, une langue dorée dont les caresses sont fausses, une timidité sournoise qui prévient d’abord en sa faveur, mais sous laquelle se cachent toute sorte de perfidies. Les deux frères sont aussi ignorans l’un que l’autre ; toutes les notions religieuses de Bruno tiennent dans le petit tableau de sainteté suspendu au-dessus de sa porte comme un fétiche pour lui porter bonheur, tous ses principes politiques consistent dans la haine de ceux qui prélèvent les impôts, et dans une disposition belliqueuse à tirer sur le drôle qui viendra les lui réclamer ; mais Lippo sait dissimuler ses haines, calomnier au besoin, sourire à celui qu’il déteste. Le pire des deux frères a une excellente réputation, l’autre est redouté ; seul, Signa sait à quoi s’en tenir sur leur compte ; auprès de Bruno, ses adorables qualités s’épanouissent franchement. Ce qu’il vient chercher chez lui, c’est ce rayon d’amour, indulgent jusqu’à la faiblesse, dont les enfans bien doués ont besoin pour être bons et heureux, c’est aussi la petite mandoline que lui a donnée son bienfaiteur et dont il sait déjà tirer des sons qui accompagnent sa voix angélique, c’est encore quelque beau fruit du jardin de la montagne pour sa petite amie Gemma, dont Bruno est jaloux comme il est jaloux de la mandoline même, car Bruno ne sait rien aimer, rien haïr à demi, ni partager un cœur avec personne. Plût à Dieu qu’il pût réussir à éloigner son fils d’adoption de cette Gemma funeste qui à l’aube de la vie est déjà cruelle, égoïste et menteuse, malgré son visage d’amorino à cheveux d’or !

Signa par exemple apporte du verger de Bruno des groseilles pour Gemma, il entre dans la maison du jardinier Zanobetto, père de la petite fille,… un taudis où perchaient les poules, où ruminaient sur leur litière une chèvre et son chevreau, où, au milieu des bancs de bois en désordre, s’éparpillaient les outils aratoires, les débris de toute sorte, où enfin, sous le crucifix paré d’un rameau,