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au système adopté par eux. Or ce système était défectueux. Pour en finir une bonne fois avec les sauvages, il ne fallait pas se contenter de les surveiller et de les attendre, il fallait aller les chercher. C’était déjà possible. Le colonel Levalle, au mois d’octobre 1876, avait poussé une pointe jusqu’aux premiers toldos de Namuncurá. Le commandant Dónovan, au mois d’avril suivant, surprenait chez eux un groupe d’Indiens de Catriel. Néanmoins ces expéditions d’essai n’auraient pas pu devenir, en l’état présent de la frontière, une opération de guerre courante et d’un succès certain. On y perdait beaucoup de chevaux, qu’on était obligé d’abandonner en route, et on laissait, pendant qu’on les exécutait, les campemens mal garnis.

Couvrir la nouvelle ligne d’une fortification assez sérieuse pour qu’un troupeau de bœufs ne pût point la franchir et pour qu’une poignée d’hommes pût la défendre, nourrir les chevaux de frontière au maïs et aux fourrages secs, tels étaient les deux termes principaux du programme à remplir. Il fut résolu que toute la ligne serait garnie d’un fossé, défendu de lieue en lieue par un fortin, et qu’elle serait longée par un fil télégraphique. Le télégraphe relie déjà Buenos-Ayres aux têtes de lignes des divisions. Les Indiens ne se firent pas faute, au début, de renverser les poteaux et de rompre le fil ; mais, comme l’interruption même du courant signalait immédiatement à droite et à gauche le point et le moment précis de leur passage, ils ne tardèrent pas à concevoir un grand respect pour cet engin mystérieux, qui était sorcier et allait se plaindre quand on lui faisait du mal. Ils n’y touchèrent plus. Le fossé se creuse, et on est en train d’établir dans chaque campement principal et dans certains forts secondaires de grandes cultures de maïs et de luzerne, en même temps qu’on installe à côté des casernes, désormais bâties en briques, des magasins pour engranger les récoltes. Tout cela représente une véritable révolution dans la guerre de frontière, une révolution opérée au moyen de travaux assez simples, mais que le but à atteindre et le milieu où ils s’exécutent rendent curieux. C’est peu de chose qu’un fossé ; mais, quand il a 80 lieues de long, il devient respectable. Il prend presque un intérêt dramatique, si l’on songe qu’il marque la limite visible entre la civilisation et la barbarie. Le parapet de gazon qui le borde est, en petit, une muraille de Chine. C’est la même solution, exhumée et rafraîchie, d’un problème aussi vieux que le monde, — la lutte des sédentaires contre les nomades.


ALFRED ÉBELOT.