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Ces Polynésiens se louent pour trois ans d’une manière absolue, sont transportés dans Queensland et ramenés dans leur pays à l’expiration du contrat aux frais des maîtres qui les louent, et reçoivent en échange de leur travail un salaire en argent, la nourriture, le logement et l’habillement, le tout revenant annuellement au maître à peu près à la somme de 75 livres. Le salaire en argent est de 6 livres par an, la nourriture d’une livre de viande par jour et d’une livre de farine, le vêtement de deux chemises et de deux pantalons par an. Maigre salaire, il en faut convenir, cette somme de 6 livres que l’Australien de race blanche gagne en deux ou trois semaines, et maigre pitance ces rations qui sont à peu près la moitié de celles que l’ouvrier de Queensland dévore dans sa journée; mais quoi? en dépit de l’exiguïté de cette somme et de ces rations, deux Polynésiens valent pour ce travail particulier trois hommes de race blanche, et le prix de la main-d’œuvre n’arrête pas la culture.

Il est inutile de demander si les ouvriers de race blanche ont réclamé pour qu’on mît un terme à cette immigration; ils ont tenu des meetings, ils ont refusé de renvoyer au parlement de Brisbane les propriétaires qui s’obstinaient à employer les ouvriers polynésiens, et ils ont trouvé un puissant appui en Angleterre dans les philanthropes d’Exeter-Hall, qui ont vu dans ces contrats une sorte d’esclavage dissimulé et qui en ont demandé la cessation au gouvernement comme étant entachés de fraude, les natifs ne comprenant pas les termes dans lesquels ils s’engagent, et de violence hypocrite, ces hommes ayant été fréquemment, à leur dire, enlevés de force, sans ombre de convention, par les capitaines des navires chargés de les transporter. Le gouvernement anglais a écouté les réclamations de ces hommes bien intentionnés avec tout le respect que méritent les bonnes et vertueuses intentions, mais comme, ainsi que le remarque justement M. Trollope, ces contrats ne sont pas sensiblement différens de ceux par lesquels, dans tous les pays civilisés, les serviteurs se louent à gages, et notamment de ceux par lesquels les Irlandais s’embarquent d’ordinaire pour les colonies britanniques, le gouvernement anglais s’est sagement borné jusqu’à présent à prendre certaines mesures de réglementation et de surveillance pour empêcher que ces pauvres insulaires ne soient enlevés par ruse ou violence, et qu’il ne soit abusé de leurs personnes pendant la durée de leurs engagemens. L’immigration polynésienne continuera donc, selon toute probabilité, et les ouvriers de Queensland accepteront la concurrence de ces frères barbares pour un travail pénible, moins bien rétribué que ceux qui leur sont familiers et dont ils s’écartent d’ailleurs volontiers.


EMILE MONTEGUT.