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pouvoir mieux confier qu’à toi la place de chef de bureau de la troisième division. » Sous cette forme insolite, Deforgues ne faisait que rendre justice à un homme d’un vrai mérite qui devint lui-même ministre sous le directoire. Les autres nominations qu’il signa prouvent, pour la plupart, qu’il se connaissait en hommes; ses choix étaient presque toujours bons. Outre Reinhard, c’est lui qui distingua Miot, plus tard le comte Miot de Melito, auteur de mémoires estimés. — Parmi les anciens employés, aucun ne fut inquiété.

Grâce à Deforgues, l’hôtel des affaires étrangères, qui était alors rue Cerutti, devint le refuge de quelques hommes de goût qui vivaient entre eux et tâchaient de se faire oublier pour traverser sans attirer l’attention la sinistre période de la terreur. Ils se réunissaient souvent à la table du ministre, où ce dernier conviait aussi ses puissans patrons : Danton, son ami particulier, Fabre d’Églantine, Robespierre. Les premiers commis, assis timidement au bout de la table, contemplaient avec effroi ces farouches conventionnels. Danton, paraît-il, était le plus aimable, il causait volontiers beaux-arts et belles-lettres, il vantait les charmes de la vie domestique; Robespierre, moins porté vers l’églogue, parlait diplomatie et politique, au besoin il conférait des affaires de service avec les commis. En 1794, quand ces deux hommes se furent brouillés, c’est un commis aux affaires étrangères, et probablement à l’instigation de Deforgues, qu’on chargea de les réconcilier; ils furent invités à dîner au mois de mars chez un certain Humbert, financier, puis marchand de bois, qui semble avoir été de ces personnages riches, vaniteux et médiocres qui aiment à s’entourer de parasites de haut parage. Mais Robespierre fut (c froid comme un marbre, » et cette tentative in extremis fut bientôt suivie de l’exécution des dantonistes.

Les occupations professionnelles de Deforgues étaient presque nulles. Lors de son arrivée au ministère, la France n’avait de relations officielles qu’avec Genève, Malte et le Danemark, qui, même à cette époque, nous demeura fidèle. Quant à négocier avec l’ennemi, qui était sur le territoire français, il ne pouvait en être question publiquement après le décret du 26 septembre 1792, dont l’idée fondamentale avait été reproduite dans l’article 121 de la constitution de 1793. En vain Mercier avait voulu s’opposer à l’insertion de cet article. « Vous flattez-vous d’être toujours victorieux? disait-il; avez-vous fait un pacte avec la victoire? — Nous en avons fait un avec la mort! » répondit Bazire. Il faut croire que cet argument parut sans réplique, puisque l’article fut admis. Ajoutons que, malgré tout, on négociait avec les Prussiens. La divulgation par un commis du départ d’un agent secret pour la Prusse donna même lieu à la publication d’un règlement sévère pour imposer la discrétion au personnel du département.