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Yagor. Dans la Tasmanie, ils se sont prêtés plus d’une fois aux vengeances des convicts réfugiés dans le bush. Dans Queensland enfin, ils sont encore aujourd’hui une source de difficultés et de dangers, s’y étant mieux préservés jusqu’à présent contre les influences, — pour eux exterminatrices, — de la civilisation, et étant restés en plus paisible possession des territoires situés au nord de cette colonie. Cela se vit en 1864, lors de l’expédition de deux énergiques squatters, les frères Jardine, pour conduire de Rockampton au cap York les bestiaux nécessaires à un établissement nouveau. L’un de ces deux frères Jardine est par parenthèse ce même squatter à l’énergie sinistrement enjouée dont M. de Beauvoir parle avec une admiration mêlée d’épouvante et dont il n’a voulu par discrétion donner que l’initiale J. Leur voyage ne fut qu’un long combat contre les tribus des noirs étonnés de cette caravane de blancs, et tremblant qu’elle ne vînt pour leur disputer leurs kangourous et leurs opossums. L’histoire des conflits incessans entre les Américains et les Indiens s’est donc répétée en Australie entre les colons anglais et les noirs aborigènes, mais avec cette différence importante, que ces aborigènes ne sont pour les Australiens des ennemis ni aussi redoutables ni aussi tenaces que les Indiens le sont pour les Américains et les tribus belliqueuses des Maoris pour les colons de la Nouvelle-Zélande. Aussi ont-ils fondu comme neige aux approches de la civilisation. Les Indiens tiennent bon contre une société de 50 millions d’hommes et l’on peut prévoir que bien que fort réduits en nombre il faudra plus d’un siècle encore pour amener leur extinction, les noirs australiens au contraire n’ont pu tenir contre une société de moins de 2 millions d’Européens qui à l’origine n’étaient qu’une poignée, et leur complète disparition n’est qu’une affaire de quelques années à peine. La principale bonne fortune des colons australiens est peut-être de n’avoir rencontré devant eux que la plus faible des races sauvages, et celle qui représente le plus tristement le plus bas échelon de l’humanité.

C’est en vain, en effet, qu’on chercherait chez les aborigènes australiens une qualité qui fasse regretter de les voir disparaître. Les races sauvages ont d’ordinaire un certain attrait pour l’imagination, et cet attrait peut être pris comme mesure de la sympathie qu’elles méritent. La poésie et le roman ont tiré maintes fois beau et bon parti des Indiens et des nègres, mais les aborigènes australiens ne pourraient même pas fournir le sujet de la plus chétive romance. En dépit de sa cruauté et de ses vices, c’est encore un homme que l’Indien avec sa bravoure indomptable, son stoïcisme dans la souffrance et son langage figuré aux grandes et mélancoliques images, et c’est tout à fait un homme que le nègre avec sa chaleur de sang qui le rend capable d’amour et de fidélité, ses instincts de