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REVUE MUSICALE

Pendant plus d’un demi-siècle, — de 1823, époque de l’arrivée de Rossini à Paris, à 1871, l’année où meurt Auber, — trois maîtres ont presque exclusivement occupé notre première scène musicale. À ce triumvirat prolongé de Rossini, de Meyerbeer et d’Auber, à ce règne qui vit disparaître tant de jeunes héros, les Hérold, les Bellini, les Donizetti, un seul homme a pris part avec suite et non sans gloire : Halévy. Dans l’histoire de l’opéra contemporain, la première représentation de la Juive marque une date comme la Muette, Guillaume Tell et Robert le Diable. Génie indépendant, créateur, Halévy ne l’était point sans doute, mais il avait le goût, l’expression et le nerf dramatique. Formé aux leçons de Cherubini, dont il resta jusqu’à la fin l’élève préféré, il tenait du grand Florentin le sens du bien dire et des proportions caractéristiques de l’opéra moderne; en outre son instinct essentiellement éclectique le portait à profiter de tous les élémens de culture à sa disposition, et l’on sait si l’atmosphère ambiante en était saturée à cette période. L’influence de Rossini, de Weber et de Meyerbeer flottait alors invisible dans l’air comme cette poussière d’étamines qu’on respire au printemps, et l’auteur de la Juive s’en imprégnait involontairement; de même qu’aujourd’hui M. Gounod, talent également poreux, absorbe Schumann, Wagner et Verdi. Très ouvert aux choses de l’intelligence, plein de clartés et d’aptitudes, Halévy appartenait à cette classe d’esprits de plus en plus abondante de nos temps, musiciens qui pourraient être des géologues ou des mathématiciens, poètes qui n’eussent pas moins bien tourné en s’appliquant à la jurisprudence. M. Cousin, son collègue à l’Institut, quand il vous parlait d’Halévy, ne célébrait jamais en lui que le discoureur éloquent et le parfait lettré. Singulière manière, on l’avouera, de recommander aux gens un musicien que de le leur proposer comme un modèle de bon sens philosophique; mais M. Cousin ne se piquait pas de compétence musicale, et, sans connaître une note d’Halévy, il le louait et le voulait de l’Académie pour ses notices, lesquelles en effet étaient souvent morceaux de choix, ne ressemblant en rien à ces espèces de