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de Rome ; quelques-uns perdirent leur fortune et même leur vie. Je ne crois pas que de sa nature Hadrien fût cruel ; il a même donné quelques beaux exemples de clémence. Mais il était dit que ce pouvoir souverain, sans caractère précis, sans limite fixe, troublerait les meilleures têtes. Peu de princes ont su tout à fait échapper à ces enivremens d’autorité, à ce vertige produit à la fois par l’orgueil et la peur, qui enflammaient les mauvais instincts et pervertissaient les âmes. L’honnête Marc-Aurèle se disait un jour à lui-même avec un accent d’effroi : « Ne deviens pas trop césar ! » Il faut croire qu’Hadrien l’est devenu quelquefois malgré lui. Au commencement de son règne, quand il ne se sentait pas encore bien affermi, il fit ou laissa couler le sang de quelques grands personnages qu’on accusait de trahison. Il le versa de nouveau à la fin de sa vie, et cette fois il y eut parmi les victimes son beau-frère, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, et son neveu qui n’avait pas vingt ans encore. Je veux croire qu’ils étaient tous deux coupables et que l’empereur crut ces rigueurs nécessaires. Cependant l’opinion publique en fut révoltée. On se souvint que Trajan, auquel le sénat avait solennellement décerné le surnom d’excellent prince, optimus princeps, n’avait jamais eu à subir ces nécessités fâcheuses, et l’on trouva qu’Hadrien s’y résignait trop vite. Ces supplices, ordonnés par un prince mourant, comme une dernière rancune qu’il voulait satisfaire, indignèrent les honnêtes gens. « Il mourut, dit Spartien, détesté de tout le monde. »

Les ennemis de la politique sentimentale soutiendront, je le sais, qu’on avait tort de le détester. On dira qu’après tout ces démêlés de famille n’intéressent guère le monde et qu’il ne faut pas leur donner trop d’importance. Qu’importe aux citoyens obscurs, qui forment la grande majorité d’un pays, que le prince soit d’humeur désagréable et qu’il ait fait souffrir ceux qui l’entourent ? S’il gouverne bien son état, s’il le préserve des ennemis du dehors, s’il lui donne la paix intérieure, ne doit-on pas fermer les yeux sur ses caprices, et lui permettre de se délivrer comme il le veut de ses amis qui l’ennuient ou de ses parens qui le gênent ? Quel mal en revient-il à son peuple ? Assurément, si les sujets étaient raisonnables, ils jugeraient leur souverain par le bien qu’il fait à tout le monde et non par ces rigueurs qui n’atteignent que quelques personnes, et celui-là leur paraîtrait le plus digne d’être aimé qui fait le bonheur du plus grand nombre. Mais ce n’est pas par raison qu’on aime, et il entre dans l’affection d’autres élémens que l’intérêt. Aussi n’est-il pas rare de voir des souverains sous la domination desquels il est avantageux de vivre et qui ne parviennent pas à gagner les cœurs. Hadrien était de ce nombre. A la distance même où nous sommes de lui, nous ne pouvons tout à fait nous défendre des sentimens qu’il