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les causeurs renommés. Très ouvert, il évitait cependant toujours avec un goût parfait de laisser saillir son être intime au dehors; ni boutades révélatrices, ni imprudente expansion comme chez beaucoup de ses confrères. Aussi eût-il été difficile de se prononcer avec assurance sur l’existence chez lui de telles ou telles qualités morales, si la politesse, cette enveloppe extérieure qui suppose toujours et révèle presque infailliblement les plus essentielles, n’avait suffi pour dissiper tous les doutes à cet égard. Je le demande au lecteur attentif de Fromentin, cette silhouette rapidement tracée d’après nos souvenirs personnels est-elle bien différente de l’image qu’il a pu se former de lui en rêvant devant quelqu’une de ses toiles aimables et châtiées, ou au bout de quelqu’une de ses pages exquises en leur correction recherchée?

Je viens d’insister quelque peu sur la personne physique, c’est qu’elle était essentielle pour comprendre la nature du talent de Fromentin. Toutes ses œuvres, littérature et peinture à la fois, en étaient une très fidèle image. Cela est lin, élégant, lumineux surtout, mais il y manque un certain degré de chaleur. Le tempérament ne joue chez Fromentin qu’un rôle secondaire comparativement à celui qu’y joue l’intelligence, ce qui peut paraître singulier chez un homme préoccupé avant tout du spectacle extérieur des choses. Le feu sacré est en lui, mais plutôt comme une lampe rayonnante faite pour prémunir contre toute impropriété de choix que comme un fluide ardent fait pour apporter la vie là où il abonde et circule. On peut dire que Fromentin comprend encore mieux qu’il ne sent. Ses sensations si vives n’arrivent presque jamais à s’objectiver d’emblée, d’un jet et avec une entière puissance, faute de force d’expansion ou d’impulsion intérieure qui les contraigne à se répandre au dehors comme une eau bouillonnante déborde du vase sous l’action de la chaleur. Tous les buts que vise son intelligence au contraire, elle les atteint avec une agilité et une sûreté merveilleuses. Il est coloriste, mais c’est par l’intelligence encore plus que par l’instinct, par les sagaces trouvailles de mots ou l’harmonie longuement préméditée des nuances. Toutes les qualités qui font les critiques éminens et les maîtres descriptifs, il les possède, sensibilité judicieuse, pénétration vibrante, bon goût à la fois difficile et conciliant, hardi dans ses préférences, ferme dans ses arrêts; on lui voudrait, même au prix d’une perfection moindre, un peu plus de ces autres qualités inconscientes qui font les artistes vraiment créateurs, et volontiers on le désirerait ou plus brutalement sanguin, ou plus âcrement bilieux, ou plus douloureusement nerveux.

On dit de certains hommes qu’ils sont les fils de leurs œuvres ; on pourrait dire de Fromentin qu’il est le fils de son intelligence, tant son talent apparaît comme le produit exclusif de l’exercice de